Libération, 26 octobre 2023, par Frédérique Fanchette

Le Livre de la Caspienne, Bakou double

L’auteur russe d’Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov, poursuit son approche onirique et érudite du déplacement géographique.

Il n’est pas sûr à la fin de ce livre qu’on se rue au guichet d’une gare française pour rejoindre, via Istanbul et Tbilissi, l’Azerbaïdjan. Il faudra attendre. Aujourd’hui, le pays caucasien sort d’une mini-guerre éclair. Les Azéris ont obtenu ce qu’ils voulaient ; l’enclave du Haut-Karabakh qui fut pendant trente ans une république séparatiste, est à nouveau en leur pouvoir. Une centaine de milliers d’Arméniens ont quitté leurs maisons début octobre pour se réfugier dans l’Arménie voisine. L’Azerbaïdjan, au bord de la mer Caspienne, peut poursuivre sa vie de croisière, celle d’un riche pays pétrolier, ex-république soviétique, dirigé par un autocrate fils d’autocrate.

Périple

Il y a donc le pays apparent, pétri de nationalisme et saccagé par l’exploitation du brut et la corruption, et celui dont nous parle Vassili Golovanov dans son Livre de la Caspienne, un pays mythique, rêvé, relié aux anciennes épopées et finalement plus réel. Le journaliste et écrivain russe qui appartenait à un groupe d’auteurs se qualifiant de « géographes métaphysiques » avait fait de même avec l’île polaire de Kolgouev, dans le très beau Éloge des voyages insensés. Sur le site web de l’Institut de France, Canal Académies, une rencontre en 2009 avec Élisabeth Antébi permet d’entendre la voix de l’auteur, mort en 2021 à soixante ans. Et il est troublant d’écouter parler en russe et en français cet homme à la silhouette juvénile en compagnie de sa première traductrice, morte également depuis, Hélène Châtelain, ancienne actrice de Chris Marker. Golovanov, que l’on a souvent comparé au Suisse Nicolas Bouvier, parlait d’Éloge des voyages insensés : « Pendant cinq ans, le temps de l’écriture, j’ai vécu comme dans un œuf, à la recherche de tous ces sens et à un moment il fallait sortir de sa coquille. » Et plus loin il annonçait la future éclosion du Livre de la Caspienne, dont la démarche est parallèle, une obsession au long cours. Cette fois sur les vestiges du sud de l’immense empire soviétique. Le premier livre – consacré à l’Azerbaïdjan – de ce périple autour de la plus grande mer fermée du monde (cinq fois la Manche) paraît donc.

Au départ du premier voyage en 2009, une commande : le journal Bakou (dans Wikipédia, on lit qu’il est aujourd’hui dirigé par la fille aînée à la photogénie Instagram du président Aliyev) envoie Golovanov faire un reportage sur les pétroglyphes (dessins sur pierre) du Qobustan, à une centaine de kilomètres de la capitale. Une entrée en matière qui rappelle – on est chez Golovanov dans un lieu propice aux digressions – Compartiment 6, le merveilleux film de Juho Kuosmanen où d’autres pétroglyphes, ceux de Mourmansk, hantaient une jeune chercheuse finlandaise. La plongée dans les mythes, les rêves prophétiques des anciens, le mystère qui entoure ces figures humaines aux bras écartés et aux genoux fléchis occupe le chapitre 8 titré « L’ami ». Et c’est dans les allers-retours entre le sentiment exalté du passé et ce qui est en train de se dérouler au présent : ici la naissance d’une amitié, que l’on trouve l’une des grandes qualités du livre. Les couches de temps, les choses vues avec une précision surréelle, les échos de lectures érudites se mêlent pour créer un tissage aussi évocateur que ceux admirés plus tard dans une fabrique de tapis locale. Le chauffeur, Azer, est un ancien businessman aux illusions perdues. C’est lui « l’ami », le seul dans ce périple azerbaïdjanais avec lequel Vassili Golovanov peut se sentir véritablement sincère. Le contexte du voyage est celui d’un pays autocrate. Une agence veille sur lui, lui assure hôtel et voiture, et un certain degré de surveillance. On le verra à la fin. Azer, comme bon nombre des hommes azéris, a des chaussures de cuir noir à bouts pointus. Et son dévouement est tel qu’on le verra bientôt gravir, chaussé ainsi, des hauteurs avec l’intrépide auteur. C’est un volcan de boue dont le cratère attire fanatiquement Vassili Golovanov. L’écrivain voyageur sait partager ses expériences marquantes.

« Nous observâmes longuement les évents du volcan qui reniflait bruyamment, parfois en gargouillant, et de temps en temps, avec un bruit doux d’explosion, projetait des lambeaux d’argile fraîche sur le cône pétrifié. » L’ascension est périlleuse, la descente aussi. Mais le souvenir est inoubliable et l’amitié aussi. Et surtout : « Nous avions perçu tout ce monde environnant avec une intensité et une acuité impossibles sur les sentiers de la réserve. »

Brouillard

Là est une autre clé des récits de l’auteur. Comment sentir palpiter le cœur d’un paysage ? Comment percevoir l’épaisseur chronologique des lieux ? Le Livre de la Caspienne fait comprendre cette progression vers une connaissance – remplie d’échos, de sens – des bords d’une mer qui aura fasciné depuis l’Antiquité conquérants et géographes. On y vit longtemps les confins du monde. Au début quand il débarque à Bakou, Golovanov marche comme dans un brouillard nocturne. La ville lui semble déserte. Malgré ses expéditions, il a le sentiment de passer à côté de la réalité. Et peu à peu, les choses s’éveillent à lui. Il apprend à lire le paysage et son lecteur, auquel il s’adresse parfois, avec lui. Il y a l’air de la steppe au printemps, la beauté désolée d’un rivage, l’impression d’être traversé par « un vent d’éternité » dans la réserve de Qobustan. Sur la presqu’île d’Abseron, défigurée par l’exploitation pétrolière, d’autres vestiges du passé l’arrêtent : des routes de pierre ne menant nulle part, des tours reliées par de légendaires passages souterrains et des pierres érotiques encore vénérées. Là, Golovanov, homme à des lieues du rationalisme soviétique, est dans son élément. Lui plaît l’idée d’une conscience altérée qui met en communication avec l’inexplicable. Déambulant dans le lieu d’hommage aux « martyrs » azéris de 1990 tués par l’armée russe, il croit sentir une balle lui percer le corps. Le moment le plus étrange du récit est sa dernière rencontre avec une femme disons récurrente de ce voyage. On dirait un trip chamanique en compagnie d’une ancienne déesse, Inanna ou Lilith.