Le Temps, 4 novembre 2023, par Isaure Hiace

« Raconter l’époque, c’est ce qui m’intéresse »

Écrivain et essayiste depuis près de quarante ans, Robert Menasse a une œuvre importante derrière lui. Ce Viennois de naissance, qui fêtera l’an prochain ses soixante-dix ans, a déjà publié une trentaine d’ouvrages, dont les deux derniers composent le début de sa trilogie européenne. Après La Capitale, traduit en français en 2019, qui s’intéressait, de l’intérieur, aux institutions de l’UE, Commission en tête, paraît aujourd’hui L’Élargissement, dans une belle traduction de Philippe Giraudon.

Ce roman nous emmène en Albanie, où le premier ministre (Zoti Kryeministër en albanais ou ZK comme il est désigné dans le roman), incarne l’espoir d’un pays tout entier – et même d’une région, celle des Balkans occidentaux – d’entrer dans l’Union européenne. Mais comment convaincre les Européens de les accepter ? Son étrange conseiller, le poète Fate Vasa a une idée : le ZK doit se coiffer du casque de Skanderbeg ! Héros albanais du quinzième siècle, qui résista contre les Ottomans, Skanderbeg symbolise « l’idée d’une Albanie unie » et représente l’ensemble des Albanais, quel que soit le pays où ils vivent. « Tu donneras (ainsi) aux Albanais plus de poids, plus d’importance pour l’Europe », conseille Fate Vasa au ZK, « n’oublie jamais que les Européens s’intéressent soit aux marchés, soit aux symboles. » Problème : le casque de Skanderbeg se trouve dans un musée à Vienne. Fate Vasa en commande donc une copie mais voilà que bientôt, l’original est dérobé…

Épidémie mystérieuse

D’une manière ou d’une autre, ce casque et la quête pour le retrouver rassemblent les nombreux personnages du livre. Au fil des pages, on croise ainsi, à Tirana, Ismail, un communicant zélé, une brillante juriste nommée Baia, une journaliste consciencieuse, Ylbere ; et à Bruxelles, des fonctionnaires européens, dont le Polonais Adam, qui s’est battu contre le régime communiste aux côtés d’un certain Mateusz, devenu depuis le premier ministre populiste de la Pologne.

Pour écrire La Capitale, l’auteur autrichien avait vécu quatre ans à Bruxelles, cette fois encore, il a « beaucoup investi » durant deux ans, a sillonné l’Albanie « en louant une voiture avec un chauffeur et un interprète », précise-t-il, attablé à la terrasse d’un café viennois. Dans son récit, il n’y a pas de manichéisme : l’Albanie s’incarne dans ses contradictions, et l’Union européenne aussi. Robert Menasse excelle à en disséquer les petitesses, comme les nombreuses réunions n’aboutissant à rien si ce n’est à « garder le cap » sans avoir de « destination exacte », mais parvient aussi à en montrer la grandeur. Et ce, notamment à travers la figure d’Adam, qui désire sincèrement que l’Union européenne punisse la Pologne pour ses manquements à l’État de droit, autant d’entailles faites dans sa chair. Il y a de quoi désespérer non de « l’idée européenne », songe Adam, mais « de sa pratique ».

La fin du récit est à ce titre éloquente. Tous les protagonistes sont réunis sur un bateau de croisière, où les chefs d’États européens doivent s’entretenir avec la délégation albanaise, mais une mystérieuse épidémie s’abat. Le bien nommé docteur Schumann tente de soigner les malades, mais doit faire face à l’aveuglement des autorités à bord et au refus des ports européens d’accueillir le bateau.

Amours et désillusions

C’est le grand projet auquel Robert Menasse s’attelle depuis 2017 : narrer nos vies au temps de l’Union européenne. « Raconter notre contemporanéité est ce qui m’intéresse », explique-t-il, « Balzac ou Zola, deux auteurs qui m’ont beaucoup influencé, avaient cette exigence et c’est, moi aussi, ce que je veux réaliser à ma manière : raconter l’époque. Le défi est de la raconter à travers des modes de vie et des personnes. » Car chez l’écrivain, le romanesque prime toujours. L’Élargissement est un récit très informé, mais il ne décrit pas, ni ne décrypte, il conte. C’est en suivant les amours, les désillusions, les craintes et les espoirs des personnages, que le cadre européen s’incarne. Celui-ci agit sans cesse sur le privé sans que nous en soyons toujours conscients.

C’est en se confrontant à son illustre prédécesseur, Robert Musil, que Robert Menasse a trouvé sa voie : « Au début de mes tentatives littéraires, j’étais très influencé par Musil et son chef-d’œuvre L’Homme sans qualités. J’ai même essayé pendant un certain temps, de manière quasi épigonale, de continuer sous cette forme. Heureusement, je n’y suis pas parvenu. Mais je me suis rendu compte, lors de cette confrontation avec cet auteur, que j’étais fait pour raconter et qu’une narration peut ou doit être accompagnée d’une réflexion, cela la rend plus riche. »

Contre les nationalismes

L’Élargissement interroge l’avenir de l’Union européenne en montrant sa « contradiction fondamentale » aux yeux de Robert Menasse : « Si la démocratie commune européenne est si faible, c’est parce que les démocraties nationales refusent de céder leurs droits souverains à l’Europe là où il faudrait le faire. Soit l’État national décide, soit c’est le Parlement européen. Il faut choisir entre la défense des intérêts nationaux et la politique communautaire. C’est une contradiction insoluble. » Contre les nationalismes qui minent le continent, le Viennois défend « une Europe vivant sa diversité linguistique et culturelle comme une richesse » et assume, à une époque où ce n’est plus guère valorisé, être un écrivain engagé, non dans un parti politique, mais « pour défendre des idées ». Des idées qui ne peuvent, chez lui, prendre forme que par l’écriture.

Robert Menasse a commencé à écrire à dix-sept ans, fasciné par les classiques que sa mère l’encourageait à lire et par les « jeux de langage » de son père, Hans Menasse, qui dut fuir, enfant, l’Autriche nazie, avant de revenir, après la guerre, pour devenir footballeur au sein de l’équipe nationale. Cinquante ans après ses premières tentatives, Robert Menasse veut poursuivre son grand œuvre avec le troisième et ultime tome de sa trilogie, qui s’intéressera, promet-il, au droit européen. Avec toujours la même recherche, fil rouge de toute son œuvre : « comment fonctionne le monde dans lequel je dois trouver mes repères ? »