La Croix, 7 décembre 2023, par Élodie Maurot
Mendier peut-être, d’Étienne Helmer : envisager le mendiant
Le philosophe Étienne Helmer fait passer la figure du mendiant de l’ombre à la pleine lumière et réfléchit à son rôle critique dans la société.
La figure du mendiant est familière dans nos vies quotidiennes et pourtant elle dessine une absence dans la pensée philosophique. Interrogé par ce creux, Étienne Helmer, spécialiste de philosophie antique, professeur à l’université de Porto Rico (États-Unis) se distingue depuis plusieurs années en lui accordant tout son intérêt. Après avoir publié Le Dernier des hommes. Figures du mendiant en Grèce ancienne (Le Félin, 2015), étudié Diogène le cynique (Les Belles Lettres, 2017) – figure célèbre mais isolée de philosophe mendiant – et dirigé le volume collectif Richesse et pauvreté chez les philosophes de l’Antiquité (Vrin, 2016), il offre dans ce livre une réflexion plus contemporaine sur ce que la vie mendiante nous révèle.
Il le fait en philosophe, certes nourri des travaux des chercheurs en sciences sociales qui se sont, de leur côté, beaucoup intéressés au sort des clochards et SDF. Car son projet est bien de repenser l’existence en se laissant bouleverser par cette figure, en étudiant « les enjeux de sens que le mendiant et la mendicité soulèvent dans un monde qui les relègue à ses frontières matérielles et symboliques, tout en ne cessant de les rendre de plus en plus nombreux et visibles au centre des villes ». Le projet d’Étienne Helmer est bien de déconstruire une manière de penser le mendiant, héritée de la Grèce classique.
Depuis le début de la philosophie, explique-t-il, le mendiant est dit et conçu « comme la version dégradée, jusqu’à l’inversion, de l’homme défini au sens plein comme animal politique ou social. » « Les philosophes ont ainsi construit dans la figure du mendiant un anti-modèle d’humanité », résume-t-il. Son livre s’efforce au contraire de penser positivement la vie mendiante. Pas d’une manière simpliste, qui consisterait simplement à inverser le regard, à valoriser la vie « destituée » contre la vie ordinaire, à en faire faire l’éloge voire à y inciter. Il s’agit ici plus subtilement « de restituer la vision du monde perçu depuis la mendicité », sans passer sous silence l’extrême difficulté de la vie mendiante.
Ce livre déploie ainsi un bel effort d’hospitalité pour ramener ces hommes et ces femmes dans l’horizon de la vie commune. Étienne Helmer décrit d’abord avec précision et profondeur l’existence, dans ses paradoxes et ses ambivalences, et surtout dans les nôtres à son égard. Ainsi, « s’il exhibe de façon outrancière le négatif auquel il est identifié, le mendiant fait se détourner de lui les regards des passants […] À l’inverse, convenablement mis […] il ressemble trop au modèle dont il est censé être l’antithèse. Accusé de surjouer dans un cas, on lui reproche de ne pas jouer assez dans l’autre. » Ou encore : « Passif, on l’accuse de paresse ; actif, d’être un imposteur. » Étienne Helmer se tient ensuite à l’écoute des questions que le mendiant pose sur le rapport au temps, à l’espace, à la vulnérabilité… Sous sa plume, la vie mendiante vient jouer un rôle critique des habitudes et des aveuglements de notre condition néolibérale. « Homme des seuils », « homme du contretemps », le mendiant vient dessiner d’autres possibles, individuels et collectifs. Cet ouvrage inspirant mérite donc vivement d’être lu. On peut juste regretter qu’il enjambe les siècles, entre la pensée antique et la pensée moderne, laissant dans l’ombre l’apport de la pensée chrétienne, pourtant riche sur cette question.