Paris Match, 7-13 décembre 2023, par Marie-Laure Delorme
Le goût du bonheur
Dans un premier récit, l’autrice raconte sa famille à travers la cuisine juive ashkénaze.
Dans un premier récit, l’autrice raconte sa famille à travers la cuisine juive ashkénaze. Dans son petit deux-pièces, elle hérite le réfrigérateur de son grand-père mort. À l’intérieur, la mémoire des plats familiaux. Élise Goldberg est la petite-fille de quatre grands-parents juifs polonais. Elle raconte la vie des siens, à travers la cuisine ashkénaze et la langue yiddish. La carpe farcie est un plat typique des Juifs d’Europe de l’Est. Elle est appelée, en yiddish, « gefilte fish ». On ne la cuisine pratiquement plus de nos jours. Dans un style fragmentaire et ironique, Élise Goldberg s’interroge sur ce qui reste dans ce qui meurt. Elle remonte le cours de l’histoire de son grand-père maternel. Comment combler ses blancs et habiter ses silences, entre la fuite de Varsovie et l’arrivée en France, en 1946 ? Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie est aussi un récit sur la transmission de la Shoah.
Les plats tournent autour de la table. Schmaltz herring (hareng mariné), kashè (gruau de sarrasin torréfié), gehakte eier (œufs hachés aux oignons), latkès (beignets de pommes de terre), schnitzel (escalope viennoise), meygèlè (cou de poulet farci). Les vedettes des préparations culinaires sont l’oignon et le cornichon. L’autrice décrit la cuisine ashkénaze comme incolore, imparfaite, insipide. « Ce goût pâle, ces coloris absents semblent nous dire : il ne faut pas trop profiter dans la vie. C’est comme si l’on avait baissé le curseur des saveurs et des teintes. Que se passerait-il si c’était trop bon ? Est-ce qu’on ne risquerait pas de s’attirer des ennuis ? » Le yiddish est la langue de l’autodérision. La grande maxime en est : « L’homme fait des projets, Dieu rigole. »
Quand la guerre a éclaté, la famille a fui la Pologne pour se réfugier au Kirghizistan. La mère de la narratrice, alors bébé, a failli ne pas survivre par manque de nourriture et être laissée sur place aux mains d’étrangers. Élise Goldberg a hérité de l’histoire familiale et elle n’en a pas fait son miel. Elle tente de comprendre d’où lui viennent ses sentiments de culpabilité, d’abandon, d’insécurité ? L’impression de ne jamais être à la hauteur. La famille se retrouvait le samedi soir devant la télévision. Un des héros de l’enfance d’Élise Goldberg fut l’inspecteur Columbo auquel s’identifiait son père. Columbo : ergoteur, futé, maladroit, déguenillé. Dans sa famille, la culture est ouverte à toutes les cultures. L’autrice convoque l’art japonais du raccommodage, les films de Woody Allen, le roman Cristallisation secrète, de l’écrivaine Yoko Ogawa.
Tout le récit nous dit que le manque, la maladresse, le ratage font partie de la vie. Son grand-père a sauvé sa famille en l’emmenant hors de Pologne durant la guerre, mais il a aussi, un temps, envisagé de laisser sa fille, née en 1944, au Kirghizistan afin qu’elle soit adoptée. Il fut un héros humain. Élise Goldberg, née en 1973, s’interroge : pourquoi son père aimait-il autant l’inspecteur mal habillé et sans manières ? Columbo est l’homme dont la sagacité reste dissimulée aux yeux des autres. Il fait croire qu’il rate pour mieux réussir. Columbo est semblable à la cuisine ashkénaze : les apparences sont sans importance. Enfant, Élise Goldberg n’aimait pas la cuisine familiale. Devenue adulte, elle lui consacre un récit tendre. Les souvenirs affluent. Après le divorce de ses parents, quand elle se rendait chez son père, les plats étaient des paroles. Aujourd’hui, les restaurants ashkénazes n’existent plus, les carpes farcies ne se cuisinent plus. D’une écriture légère, elle raconte ce qui est enfoui et ce qui s’enfuit.