La Libre Belgique, 7 décembre 2023, par Olivier le Bussy

Le navire européen a-t-il perdu le cap ?

L’Élargissement de l’Autrichien Robert Menasse dépeint avec une ironie mordante les errements du projet européen.

Il a la vie dure, ce lieu commun qui dépeint l’Union européenne (UE) comme une entité bureaucratique sans âme. Le marché commun des origines s’est pourtant peu à peu mué en un projet politique plus perméable aux passions humaines. Avant d’être une constellation d’institutions, l’Union, ce sont les gens qui y vivent et la font. “L’Europe” est aujourd’hui devenue une matière romanesque.

L’Autrichien Robert Menasse (Vienne, 1954) occupe une place en vue parmi les rares écrivains qui ont creusé ce sillon. Cinq ans après La Capitale, comédie satirique sur l’eurocratie bruxelloise, il publie L’Élargissement, deuxième volume d’une trilogie programmée, récompensé par le prix du Livre européen.

Un casque pour les unir tous

Cet élargissement, le Premier ministre albanais, dont le pays est candidat à l’adhésion depuis vingt ans, est las de ne pas la voir venir. Il ne décolère pas que la France ait mis son véto à l’ouverture des négociations d’adhésion. Suivant l’idée d’un ses conseillers, le Zoti Kreyminister – personnage fantasque dont la ressemblance avec le chef du gouvernement albanais Edi Rama n’a rien de fortuit – entreprend une manœuvre aussi audacieuse qu’improbable pour retourner la situation à son avantage. Il commande à un forgeron une réplique du casque de Skanderberg, considéré comme un héros national par les Albanais pour la résistance qu’il opposa aux Ottomans au quinzième siècle. Celui qui s’en coifferait s’approprierait le pouvoir symbolique de chef de la Grande Albanie et ne pourrait être snobé par les Européens. Ayant eu vent du projet, l’opposition albanaise fait dérober le casque original, exposé dans un musée de Vienne. Scandale diplomatique et quiproquos.

Dans le même temps, la Commission européenne s’échine à éviter le naufrage de la conférence sur l’élargissement qui doit se tenir à Poznan, en Pologne. Varsovie ne veut pas de l’entrée dans l’Union de l’Albanie, où les musulmans sont majoritaires. Par ailleurs, Adam Prawdower, haut fonctionnaire européen, éprouve un ressentiment maladif envers le gouvernement polonais ultranationaliste glissant vers l’autocratie. Sa colère est plus particulièrement dirigée vers le Premier ministre ultranationaliste polonais, auquel il ne pardonne pas d’avoir trahi les idéaux de jeunesse qu’ils portaient quand ils luttaient ensemble contre le communisme.

Une tragicomédie de plus en plus grinçante

Il est impossible de résumer davantage ce roman choral foisonnant et érudit. Menasse dépeint en connaisseur, avec une ironie piquante mâtinée de désillusion, la marche boiteuse et incertaine d’une Europe toujours hantée par les fantômes de la Seconde Guerre mondiale et des dictatures communistes. La tragicomédie se fait de plus en plus grinçante jusqu’à un final à la fois rocambolesque et crépusculaire, dont on ne dira rien ici. Si ce n’est que la métaphore utilisée pour la conclusion éclaire sur l’inquiétude de l’auteur quant au devenir du projet de construction européenne.

Projet dont l’histoire récente nous apprend qu’il s’adapte aux événements. Le livre de Robert Menasse décrit l’enlisement du processus d’adhésion à l’UE des pays candidats. La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine, après la parution de l’ouvrage, a changé la donne et rendu à l’Union l’appétit pour de nouveaux élargissements. On est curieux par avance de lire ce que Menasse écrira d’une Europe qui doit désormais composer avec le retour de la guerre, cette abomination alors que l’essence même du projet européen est celui d’une paix perpétuelle sur le Vieux Continent.