L’Obs, 4 décembre 2023, entretien réalisé par Xavier de La Porte

Pendant que le monde suffoque, Clotilde Leguil et Marielle Macé nous incitent à reprendre notre souffle

L’une, Clotilde Leguil, publie un livre sur le toxique. L’autre, Marielle Macé écrit sur la respiration. Elles font le même constat : l’époque est à l’asphyxie.

Marielle Macé est professeure de littérature et écrivaine. Après s’être intéressée aux cabanes et oiseaux, elle signe Respire, aux éditions Verdier. Clotilde Leguil est psychanalyste et s’est fait remarquer pour des ouvrages sur le « Je » et le consentement, elle vient de publier L’Ère du toxique aux PUF. Toutes deux réfléchissent, à leur manière, au sentiment d’oppression qui semble de plus en plus partagé. Éléments pour comprendre un phénomène de civilisation et retrouver du souffle.

Entretien

Il est étonnant qu’en examinant des questions différentes et par des prismes différents, il y ait autant de points de jonction entre vos deux livres. Pour commencer, par quels chemins êtes-vous parvenues chacune à faire de l’asphyxie le mal contemporain ?

Clotilde Leguil. – Je me suis intéressée à l’asphyxie comme nouvelle forme de l’expérience du malaise à la suite de mon essai précédent sur le consentement, Céder n’est pas consentir [PUF, 2021]. Ce terme de « toxique », renvoyant aux stupéfiants et aux substances industrielles néfastes au vingtième siècle, a pris une dimension métaphorique pour dire une expérience de l’irrespirable, où quelque chose du consentement est malmené. L’événement de la pandémie a aussi conféré à l’irrespirable une nouvelle portée collective.

Marielle Macé. – La pandémie, dans toutes ses dimensions (la maladie, les confinements, les masques, les replis, les peurs, les colères…), a été importante aussi pour le déclenchement de ma réflexion. D’autres éléments de l’actualité s’y sont superposés. Le « I can’t breathe » de George Floyd, suffoquant sous le genou d’un policier – repris par le mouvement Black Lives Matter –, qui a montré que la respiration pouvait devenir un slogan politique. La crise climatique (avec son cortège de canicules, d’embrasements et de pollutions en tous genres), qui attaque directement la respiration collective. Et cela a rejoint en moi une réflexion plus ancienne, car j’avais déjà rencontré la difficulté à respirer, sur plusieurs plans. Comme beaucoup de gens, je connais bien l’asthme, les allergies, les effets des produits chimiques. Je viens aussi d’une famille où les métiers mettaient les travailleurs au contact de substances dangereuses, à l’origine de maladies respiratoires. Et j’ai grandi en face des grandes raffineries pétrolières de Donges, et à l’ombre des usines Kuhlmann qui, avant de produire des pesticides, avaient fabriqué des gaz toxiques pendant la Première Guerre mondiale. L’évidence d’une suffocation collective est ainsi venue rejoindre des expériences intimes et des souvenirs très anciens.

Ce qui réunit vos deux travaux, c’est la description d’un mal d’époque qui est incorporé. Comme s’il y avait quelque chose mis à mal en nous dans le rapport entre intérieur et extérieur…

C. L. – Parler de « toxicité » pour nommer le malaise dans le rapport à l’autre met directement en jeu le corps. Comme si les mots et les gestes de l’autre provoquaient une sorte d’empoisonnement mettant en danger ce qu’il y a en nous de vivant. C’est intéressant au moins à deux égards. D’abord cela montre l’émergence d’un nouveau sujet qui sent qu’une limite est franchie par la démesure pulsionnelle de l’autre – par sa « jouissance », comme dirait Jacques Lacan – mais que cette limite ne s’impose pas du point de vue de la norme ou d’une valeur métaphysique du bien et du mal. C’est le corps lui-même qui la pose, pas simplement le corps étudié par la médecine, mais le corps affecté par les paroles de l’autre.

Ensuite, cela relie ce que nous expérimentons intimement – être intoxiqué par l’autre – à une situation plus collective – être intoxiqué par l’air que nous respirons. De la même manière que l’activité humaine produit des substances qui mettent en danger le vivant, l’expérience toxique menace ce qu’il y a de vivant en nous. D’ailleurs, Marielle, vous citez le médecin et philosophe Georges Canguilhem qui définit la vie comme « un débat de l’homme avec son milieu ». C’est une très belle définition, à la fois écologique et psychique dans la mesure où l’air que l’on respire, c’est aussi, comme disait Lacan, « l’air de l’autre ».

M. M. – Je pourrais contresigner tout ce que vous venez de dire, Clotilde. La question de la toxicité concerne tout ce qui pénètre, tout ce qu’on laisse entrer, se loger dans la psyché et envahir la vie du corps. Et c’est l’occasion de réfléchir à l’ensemble de ces zones de contact que l’on entretient avec les autres : le geste amoureux, l’acte de parole, la sensibilité, les relations, tout ce en quoi nous sommes perméables, poreux à ce qui vient de l’extérieur. Mais ce qui se manifeste avec la respiration, c’est que le mouvement est double : on peut avoir aussi peur de ce qu’on rejette que de ce qu’on laisse entrer, de ce qu’on expire vers autrui que de ce que l’on inspire. On sent bien ce qu’on exhale finit toujours « dans » quelqu’un d’autre. On en a pris violemment conscience avec le Covid.

C. L. – Avec cette dimension angoissante qu’on peut être toxique pour l’autre.

M. M. – Oui, et c’était très explicite pendant la pandémie. Le rapport que chacun entretient avec son souffle a sans doute beaucoup changé à ce moment-là. De façon générale, on pourrait dire que respirer, c’est participer, prendre part à une grande fabrique atmosphérique, à laquelle concourent tous les vivants. Or, ce qui se trouve blessé en nous – par le Covid, les allergies, les pollutions… –, c’est la grâce de cette participation, ses joies potentielles. Pendant la pandémie, nous nous sommes parfois perçus comme des usines à toxines autant que comme des corps exposés. Et il faut ajouter que, si tout le monde est impliqué dans cette écologie du souffle, ce n’est pas de la même manière : on n’est pas du tout exposé de la même façon à la toxicité selon sa classe, son lieu d’habitation, ses conditions de vie, sa couleur de peau… Il y a de grandes inégalités, sociales, raciales, professionnelles, devant l’air qu’on respire.

C. L. – Tout à fait. Et il est intéressant qu’aujourd’hui, on parle moins d’aliénation au travail que de « management toxique ». Les gens qui le subissent désignent par là un discours managérial auquel ils sont obligés d’adhérer et dont ils sentent qu’il empoisonne leur désir de travailler. Lacan avait bien identifié que le surmoi n’est pas seulement une instance qui nous force à nous conformer à certaines injonctions, mais une instance qui vient malmener notre désir en nous obligeant à un certain mode de jouissance. Depuis le surmoi, on se soumet à un discours auquel on ne parvient pas à se soustraire. Quand le sujet s’en aperçoit, il est presque trop tard. Il a tellement forcé en lui les limites de ce à quoi il peut consentir, il a tellement tenté de se conformer à un discours qui pourtant écrasait son désir, que c’est le corps qui finalement pose la limite.

M. M. – C’est vrai ; d’ailleurs il serait peut-être temps de « politiser » nos fatigues, de partager nos récits d’épuisement. Car ces essoufflements (même les plus privés) ne relèvent pas du rendez-vous d’un corps individuel avec ses capacités ou ses faiblesses, mais d’un défaut de respirabilité des milieux de vie, des rythmes collectifs, des formes de vie partagées. Au fond, respirer, on ne peut jamais le faire tout seul. Il y a quelque chose d’une ouverture et d’une compromission nécessaire avec le dehors qui excède d’emblée l’échelle de l’individu. Tous les corps participent à l’état de santé des milieux, en prennent leur part, leur poids, et la respiration suppose un partage constant. Au point que, pour espérer respirer mieux, on ne doit sans doute pas seulement espérer un air plus pur (encore moins une mise à l’abri), mais un partage plus juste de l’atmosphère.

Il y a des raisons objectives de considérer que l’air est plus toxique qu’avant, mais est-ce qu’il n’y a pas aussi une évolution des sensibilités qui fait que nos barrières – qu’elles soient physiques ou psychiques – se sont abaissées ?

C. L. – Je ne pense pas qu’on soit plus sensible aujourd’hui à des phénomènes auxquels on n’était pas sensible avant. C’est plutôt que, sur le plan de l’intime, nous vivons aujourd’hui un excès de jouissance qui a suivi le grand mouvement de libération sexuelle des années 1970. Certes, il a été une respiration nécessaire, mais il nous a conduits à un trop de jouissance qui malmène notre désir. #MeToo, dans sa dimension intime, ne témoigne pas qu’on est devenu sensible à des paroles ou des actes qu’on ne remarquait pas auparavant mais plutôt que ce qui paraissait naguère légitime – parce qu’il fallait jouir – trouve désormais une limite dans le corps. On constate enfin que la jouissance de l’un peut faire violation sur l’autre. C’est pour moi un moment de lucidité et une interrogation sur la destinée d’une civilisation quand elle obéit à l’impératif de jouissance. Car cet excès ne concerne pas seulement la jouissance sexuelle ; il en va de même des ressources de la planète, qu’on a surexploitées comme si elles étaient illimitées. L’irrespirable est une limite que les corps posent à cet « au-delà du principe de plaisir » dont parlait Freud, ce moment où la recherche du plaisir se mue en pulsion de mort. Nous ne sommes pas plus fragiles qu’hier, nous subissons juste les effets d’une démesure et enfin nous en prenons acte.

M. M. – Il arrive d’ailleurs que, réclamer de l’air, cela ne fait que vous étouffer un peu plus. Avoir à se défendre contre l’irrespirable, cela peut rendre encore plus haletant (la philosophe Elsa Dorlin a parlé de ces cas d’oppression radicale où un corps qui se défend est en fait mis en situation de s’abîmer davantage). Beaucoup de diagnostics convergent vers le sentiment d’un monde asphyxié, mais il y en a peu pour ouvrir des brèches vers la possibilité de respirer mieux, de trouver une véritable respiration de santé. Pourtant, quand on fait profession d’écrire (c’est-à-dire que l’on a pour mission de qualifier la réalité, comme c’est notre cas à tous les trois), je crois qu’il faut aussi avoir une réflexion sur le genre de pensée qu’on met en circulation. L’idée n’étant pas du tout d’adoucir la description ou de faire passer la pilule, mais de réfléchir à ce que c’est qu’une pensée « respirante » dans un monde qui va mal. Car il y a quelque chose dans nos analyses qui ne doit pas se retourner contre nos capacités à y répondre, déséquiper, décourager.

C. L. – C’est tout à fait vrai. La question est celle de l’effet que produit un discours. Va-t-il nous transmettre un souffle et nous « animer » – c’est un terme que vous employez Marielle – ou au contraire nous fragiliser davantage ?

Comment faire alors pour se remettre à respirer ?

M. M. – Peut-être d’abord avoir conscience du fait que ce que l’on respire, on le doit toujours à d’autres vivants, humains et « non-humains » comme on dit. La dimension morale – la solidarité, la fraternité, la considération – est importante dans ce processus. Pour que ce soit respirable, il y a des choses à accomplir envers les autres, proches ou lointains.

C. L. – Il y a la dimension politique bien sûr, mais aussi la dimension éthique d’un certain rapport à la parole. Nous partageons avec Marielle d’y voir le seul recours face à l’irrespirable. La parole est à la fois toxikon, c’est-à-dire porteuse de poison, et pharmakon, c’est-à-dire remède à cette expérience toxique. Explorer comment la rencontre avec une phrase, un mot, est venue nous fragiliser sans que nous saisissions nous-mêmes pourquoi, c’est aussi se désintoxiquer. Dans la psychanalyse, cela passe par la langue qu’on invente pour dire l’asphyxie, et pour sauver le désir. La cure suppose de consentir à une parole qui va aussi frayer la voie à une respiration nouvelle, celle du désir.

M. M. – J’essaie de faire place à la parole jusque sur le plan écologique : penser la parole comme une substance aussi matérielle que les poisons, les vapeurs, les vents salubres qui nous aident à respirer ou nous en empêchent. Insister sur le rôle de la parole dans le partage des vulnérabilités. Proposer une parole qui, littéralement, détoxifie. Et la poésie peut y contribuer. Pas parce qu’elle enjoliverait les choses, mais parce qu’elle essaie de faire vivre une langue de santé, qui ne ment pas sur ce que c’est que parler, sur ce qu’on peut en attendre… Clotilde, j’ai été émerveillée de retrouver sous la plume d’une thérapeute cette conviction que la parole est un composant de notre monde commun aussi concret, et aussi agissant, que beaucoup d’autres.

C. L. – C’est en effet le point de rencontre de nos travaux. Cette approche de la parole comme respiration, la parole qui nous fait être et nous conduit à consentir aussi à être avec l’autre.

M. M. – Oui, c’est en cela qu’il y a une véritable écologie de la respiration, perceptible même à l’échelle de l’individu : chacun de nous est une zone d’échange, une part de ce grand métabolisme, et même une sorte de soutien au monde tel qu’il est, tel qu’il pourrait être. Ce que dit le metteur en scène de théâtre et écrivain Valère Novarina : « Tu n’imagines pas le geste d’amour qu’il y a dans le fait de respirer », je l’entends comme un acte de soutien au monde vivant : une envie de le soulever et, par le souffle, par la parole, de l’aider à exister.