Causette, 15 décembre 2023, par Lauren Malka

Dans Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie (Verdier), son premier roman, Élise Goldberg explore une forme de transgression culinaire. Au début de l’histoire, la narratrice reçoit en héritage le vieux frigo de son grand-père, un homme qui a fui la Pologne pour échapper à la guerre au début du vingtième siècle et qui a tenté de trouver refuge, pour lui et sa famille, en URSS, en Sibérie, au Kirghizistan et enfin en France… Ce frigo, objet mi-précieux, mi-nauséabond, devient une porte ouverte sur la mémoire décimée de sa famille qu’elle tente de reconstituer, bribe après bribe, ingrédient après ingrédient. D’abord, les repas de fête. Dans les familles juives ashkénazes, c’est-à-dire originaires d’Europe de l’Est, point de célébration sans gefilte fish – la fameuse « carpe farcie », qui apparaît dès le titre du livre. Cette recette, très difficile à réaliser, a presque disparu des restaurants comme des foyers. Et pour cause. La carpe farcie n’a jamais fait l’unanimité – y compris auprès de celles et ceux qui continuent de la cuisiner en hommage à la culture qu’elle symbolise. « Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ? » Soucieuse de conserver les goûts – même insipides – et les odeurs – même fétides – de cette « cuisine de pauvre » qu’elle a détestée toute son enfance, la narratrice égrène les noms des plats qu’elle n’avait jamais réussi à prononcer et confère une grâce à tout ce qu’elle croyait détester. « Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme “délicatesse”, pour désigner de simples beignets de patates râpées ». À travers ces fragments romanesques, remplis d’humour et de poésie, Élise Goldberg nous offre une fable philosophique extraordinairement émouvante. La transgression ? Elle consiste, pour l’écrivaine à poser sa langue unique – de goûteuse et de romancière – dans un recoin entièrement inédit de la littérature. Une pépite.