Esprit, janvier 2024, par Eugène Berg

Née à Moscou en 1958, Luba Jurgenson, qui vit à Paris depuis 1975 et qui enseigne la littérature russe à l’université de la Sorbonne, a été la traductrice principale des œuvres de Vassili Grossman. Vice-présidente de Mémorial France, dont la maison mère de Moscou fut dissoute à la fin 2021 en prélude à la guerre en Ukraine, elle percevait déjà le glissement de la Russie vers un nouvel ordre impérial. Ce carnaval sanglant que fut le déclenchement de « l’opération militaire spéciale » a provoqué en elle un ébranlement qui l’a reliée à un douloureux récit familial. Le 24 février 2022 a ravivé quantité d’images, de rêves, de fragments de souvenirs vécus ou transmis par sa mère, sa grand-mère, ses autres parents ou amis d’enfance. Ce mélange intime de textes littéraires, qui reprennent leur force d’origine alors que le temps les avait émoussés, et de réflexions, où lieux et mémoires se croisent, constitue une toile d’une rare densité. Holodomor, terreur stalinienne et Shoah forment une chaîne qui paraissait rompue mais dont certains anneaux ont subitement réapparu. Son grand-père est né à Sébastopol, sa grand-mère à Kharkiv, d’où était native une des branches de sa famille, assassinée par les Allemands (Grossman aurait dit les nazis) en 1942. C’est en 2018 qu’elle décide de ne plus retourner en Russie, après avoir effectué un voyage à Medvejegorsk, ancienne capitale des camps du Biélomorkanal, où elle découvre que l’on a voulu effacer toute trace du site où reposent près de sept mille victimes de la Grande Terreur. Le retour de Vladimir Poutine au Kremlin a marqué un nouveau durcissement et enclenché le processus qui a conduit à la guerre en Ukraine. Tout au long de ces pages surgissent des accusations de pédophilie, de viols, de violence comme si tout opposant politique, tout contestataire, toute personne tâchant d’établir la vérité ou de rechercher la liberté de penser était par nature un déviant, un pervers, un danger pour l’ordre social qu’il convient d’enfermer, de neutraliser. Écoutons son conseil : il faut lire Gogol (l’Ukrainien) et Saltykov-Chtchedrine, chez qui on trouvera l’absurde impérial, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.