Libération, 20 janvier 2024, par Mathieu Lindon
Emmanuel Venet, vous avez du feu ?
« Le premier incendie auquel fut confronté le père Philippe Ligné s’alluma dans sa culotte » est le tout début de Contrefeu, le nouveau texte d’Emmanuel Venet, et la part du feu va devenir considérable -et dans les culottes et dans le roman du psychiatre né en 1959. Car si le prêtre à qui la mère du baptisé fit « naître un début d’érection qui lui valut des associations d’idées salaces au moment de faire renoncer l’assemblée à Satan, à sa pompe et à ses œuvres » va devenir évêque (puis beaucoup moins que ça), c’est la cathédrale de Pontorgueil tout entière qui partira bientôt en flammes, un an jour pour jour (il n’y a pas de hasard) après Notre-Dame de Paris. Et Emmanuel Venet s’amuse à présenter, au cours des vingt-six brefs chapitres, foultitude de personnages n’ayant aucun rapport entre eux si ce n’est que tout s’entremêlera avec la catastrophe. Les voix de la bêtise, de la malhonnêteté et de la cupidité s’expriment ainsi chacune avant de se rejoindre avec virtuosité, à la manière de ce qui arrivait dans les premiers films de Pedro Almodóvar, même si l’humour est ici plus sobre et pince-sans-rire. Il faut être un fieffé catholique, ou un architecte expert, pour saisir d’emblée le sens de la concessive « bien qu’on ne connaisse pas d’exemple de bucrane dans une mandorle », d’autant que le texte le plus détaillé consacré à la cathédrale de Pontorgueil est dû à Jean-Marc Ménard, cousin du fameux Pierre que Jorge Luis Borges éleva au rang d’auteur de Don Quichotte. Venet multiplie aussi personnages et lieux pour donner libre cours à son goût de l’onomastique, de Valère Graunion à André Bourain et de Pontorgueil (parfois surnommé « Pridebridge ») à « l’aéroport de New Carpett ».
Flopée de personnages, donc, mais peu s’en sortent dans l’esprit du lecteur, comme dans un Bouvard et Pécuchet en accéléré et plein d’action, c’est-à-dire l’inverse de Bouvard et Pécuchet. C’est un jeu de massacre qui rend joyeux l’ensemble des désastres contre lesquels Dieu lui-même n’a rien pu faire, sinon au contraire participer de bon cœur, surtout si l’auteur est un démiurge un soupçon malveillant. Les idéologies et diverses idées du jour sont ridiculisées à la pelle. Il y a ceux qui « préfèrent un enrichissement rapide à un appauvrissement lent, et se sont accordés sur le fait que les moyens de faire fortune ne regardent personne – en particulier ni l’administration fiscale, ni la justice, ni les médias ». Un politicien qui assure « que le sens des affaires n’empêche pas le sens des valeurs, que diable! » et banco pour le centre commercial. Un architecte qui promet de « n’utiliser que du ciment écologique, du béton sans additif, de l’acier trempé à l’eau de pluie » et uniquement « du bois européen, venu des forêts éco-administrées de Scandinavie, une région où l’on ne badine pas avec le dérèglement climatique ». « Virtuose de la phrase creuse » et « ennemi de la sentimentalité qui risque toujours de compliquer les relations entre le personnel soignant et les malades », un médecin fait un tabac à la télévision, apparaissant « comme un homme viscéralement opposé aux maladies et à la dette publique, ennemi de la douleur et défenseur infatigable de la bonne santé ». Les quotidiens régionaux sont lamentables et aussi les médias nationaux, les vicissitudes de l’intrigue laissant « apparaître sur les chaînes d’information continue des experts en incendie, en noyade, en suicide, en cathédrales et en ethnologie africaine -mais aucun ne livrera la clé de l’énigme » : qui est le pyromane s’il y en a un ?
La sexualité est omniprésente, de sorte que le mot « feu » peut s’appliquer à un « tempérament », et il est question d’un « rêve érotique vague mais tonifiant ». Une crapule « songe à sa chance d’homme nanti capable de se payer des femmes pauvres mais luxueusement sous-vêtues » tandis qu’un amoureux se verra transformer en prédateur parce que les temps sont ce qu’ils sont. Comme l’Ecclésiaste ne l’a pas transmis mais on ne peut pas penser à tout, il y a « un temps pour brûler et un temps pour s’éteindre ». Le prêtre de l’incipit a-t-il bien fait de « vendre en toutes circonstances le Décalogue comme le “nec plus ultra” en matière de contrat social » ? Les circonstances le font douter. Si l’incendie n’a pas fait « rôtir en quelques minutes le gratin de la chrétienté locale », cette « vieille chrétienté autochtone » n’en fut pas moins scandalisée qu’un Noir se retrouve innocenté après un procès en appel. Ne serait-il pas « rentré au pays, où il sera devenu ministre des pompiers » ? C’est toute la société qu’Emmanuel Venet incendie dans ce Contrefeu.