L’Alsace, 12 février 2024, par Jacques Lindecker

Notre-Dame de province

Le 15 avril 2010, dans la petite ville imaginaire de Pontorgueil, la cathédrale brûle et s’effondre. Accident ou acte criminel ? Il faut trouver un coupable. Emmanuel Venet fait semblant de mener l’enquête pour (surtout) dépeindre une société de province où turpitude rime avec habitude.

On ne saura jamais vraiment, malgré le verdict du procès qui suivit la tragédie, si l’incendie de la cathédrale de la petite ville de Pontorgueil fut bêtement d’origine accidentelle (mais une installation électrique défectueuse menant à un court-circuit, est-ce réellement un accident ou la conséquence d’une chaîne d’incompétences ?) ou encore plus bêtement un acte délibéré (sur une échelle qui va de la « simple » étourderie à la vengeance la plus crasse).

En 25 chapitres d’une cruauté (d’une réalité ?) sans nom, Emmanuel Venet, clinique et insolent à souhait, passe en revue les protagonistes de l’affaire, tous coupables (et responsables ?) pour leur veulerie, leur lâcheté, leur cupidité, leur concupiscence, leur bigoterie, leur duplicité, n’en jetez plus. Une bande très banale d’affreux et méchants, sous couvert des masques ordinaires d’honnêtes gens de province. Un carnaval de la médiocrité individuelle doublé d’une mise en coupe de notre époque.

Un jubilatoire, grinçant et érudit portrait de mœurs

On trouve là un curé de campagne à qui la nomination en tant qu’évêque aura fait perdre tout sens de la mesure. Une gouvernante (la sienne), originaire des environs de Colmar, qui fera payer cher à l’abbé ses errements de chair. Deux « winners » ascendant escrocs qui feront fortune sur l’exploitation de travailleurs sans-papiers. Un psychiatre, qui accueillit d’abord « une clientèle de gros buveurs, d’épouses trahies et de dépressifs invétérés », avant de se lancer dans une pratique fumeuse qu’il baptisa « héliosophie » et qui l’amena à se rapprocher de (trop) près de ses patientes les plus réceptives à ses « enseignements ». Une lignée (les Boulon) de maires de père en fils, des girouettes politiques, et une fierté : celle d’avoir remporté à plusieurs reprises le concours de la ville la plus fleurie de France. Un migrant épouvantablement maltraité dans son pays d’origine et que de belles âmes de Pontorgueil vont (faire semblant d’)aider avant de l’enfoncer quand il faudra désigner un incendiaire. Ou Alain Renard, un promoteur immobilier féru d’enrichissement rapide et de grand train dans des clubs pour happy few. Bien d’autres encore, chacun se lavant les mains, s’arrangeant avec sa (minable) conscience.

Et, un peu dans l’œil du cyclone, Marie-Ange Lamastre, grenouille de bénitier lâchée par son mari (qui contrairement à ce qu’elle pensait menait « une vie sexuelle débridée, mais avec des hommes »), dévorée par ses « obsessions érotiques », consolée (et pas que) dans les bras de l’évêque. Pour ne pas évoquer son crétin de rejeton, Géraud, chez qui l’absence de père après le divorce des parents « entretenait l’impression que rien ne pouvait contrecarrer ses caprices. »

Ce Contrefeu d’Emmanuel Venet, jubilatoire et grinçant (érudit en sus) portrait de mœurs, c’est du nanan. Chaque ligne ciselée est un coup de scalpel dans nos faux-semblants. Un sacré brûlot d’aujourd’hui.