Libération, 24 février 2024, par Charline Guerton-Delieuvin
Emprise mâle. Un dangereux voisin par Emma Marsantes
Les coquillettes collent au fond de la casserole, c’est immangeable. Mia boit un verre de vin, heureuse avec son nouveau mec rencontré l’été de son divorce à La Baule. Elle écoute ses explications sur « l’amour, le désamour, […] la rupture avec la mère de vos filles, vos torts et les siens, ce qui se joue à deux ». Sa main se pose sur sa cuisse. Pour l’instant, elle ignore l’emprise qu’il aura. Elle connaît cette violence depuis l’enfance, confie-t-elle dans Une mère éphémère, son premier roman : celle des relations abusives où son corps a été violé par son frère et sa parole étouffée par sa famille, des bourgeois parisiens. Cela continue à l’âge adulte. Son ex, Lucas, polytechnicien, est un amour arrangé, la préférence de son patriarche car « mon époux et mon père se devaient d’être assortis ». Elle explique : « On ne badine pas avec les élites » car il faut se conformer, se fragmenter, se disperser. « Je me quitte », dit-elle dès les premières pages, le ton est donné. Lui ment et menace. « “Sans moi, tu n’es rien !” On sait que non, on croit que si. » Mais savoir quand on a grandi clouée dans une « liberté conditionnelle sous clause de silence », ce n’est pas si simple, qui plus est quand on est une femme. Alors elle travaille au corps cet enseignement reçu, effrite ce carcan en paragraphes brefs et laconiques. Il y a du rythme, les phrases courtes s’enchaînent dans une respiration saccadée et souvent, un mot conclut. Exilé. Seul. Comme elle.
« En quoi la liberté existe-t-elle ? » Elle pensait la saisir en parlant de son passé puis, en devenant fille « d’Éros » et, enfin en existant, tout simplement. Ça, c’était avant de « vous » connaître. « Vous », le « Parisien. Divorcé. La soixantaine alanguie » rencontré à La Baule, sa « future geôle ». Il habite la maison voisine, vue sur le « front de mer ». Son visage est « souriant », il « dépasse du lierre envahissant » pour discuter. L’homme est séduisant, façon « Playboy. Bad boy ». Il est ce qu’elle veut être : « Vous êtes revenu de tout, retiré au plus près des nuages, hors des cercles et des bottins mondains, vous avez choisi de vous installer en province. » Elle est subjuguée, le cadre aide. On s’imagine dans Un homme et une femme de Claude Lelouch. Ce sont là les prémices d’un film : « un homme, une femme, deux villas jumelles », résume-t-elle dès l’ouverture de la deuxième partie. Très vite, « je suis destinée à m’y fondre », sous-entendu, « je suis dans vos intestins. Vous me digérez. Je deviens votre calque, décalcomanie et tatouage. Tout flambe. Démesure. Possession. Enchâssement ». Il y a de la manipulation, celle qui vous fait trouver une raison absurde à cette pluie de baffes, de chutes et d’insultes engendrée par « vous », un homme alcoolique et ancien prisonnier condamné pour « viol en réunion » sur une lycéenne de seize ans. Mais il y a avant tout « elle », une femme qui cisaille dans l’urgence les « illusions » et « s’arrache » à cette violence en écrivant, car sinon il y aura « un cercueil. Le mien ».