Le Monde, 8 mars 2024, par Léo Bourdin

La cuisine ashkénaze, l’histoire de famille d’Élise Goldberg

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie : le titre du premier roman d’Élise Goldberg pourrait sonner comme un euphémisme. Car sur la première de couverture, il pique la curiosité du lecteur, lui ouvre l’appétit et soudainement – étrangement – le fait douter. De toutes les préparations culinaires qui mijotent sur cette Terre, la carpe farcie est-elle celle à côté de laquelle nous serions passés ? En a-t-on jamais mangé ? Et à quoi cela ressemble, la carpe farcie, au juste ?

Un mystère levé dès les premières pages du livre. En ouvrant le vieux frigo qu’elle vient d’hériter de son grand-père ashkénaze, l’autrice se remémore le contenu gargantuesque des repas de fêtes familiaux qui ont bercé son enfance. En scannant les étagères du meuble, elle visualise les atours de la carpe farcie, ce plat typique et peu ragoûtant, que les juifs d’Europe de l’Est appellent en yiddish « gefilte fish » « Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce de même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ? », confesse-t-elle.

Mais très vite, on comprend que la saveur est ailleurs ; que pour la narratrice, la valeur d’un plat ne se résume pas au goût qu’il laisse sur la langue, mais davantage à la somme des souvenirs qu’il convoque – au sentiment de nostalgie qu’il suscite et aux nombreuses histoires qu’il raconte.

A mesure que le récit avance, la cuisine ashkénaze s’immisce entre les lignes à la manière d’un délicieux fil rouge comestible. Les intitulés yiddish des recettes et des plats évoqués résonnent comme autant d’exceptions culturelles : schmalts herring (du hareng mariné), knaydlekh (des boulettes de semoule de pain azyme), klops (un pain de viande), kashè (du gruau de sarrasin torréfié), gehakte eier (des œufs hachés aux oignons), latkès (des beignets de pommes de terre) ou encore ferfels (des petites pâtes maison).

La nourriture devient alors un prétexte que la narratrice emploie – avec beaucoup d’humour, de tendresse et d’autodérision – pour faire le récit de sa propre histoire familiale, balancée entre la Pologne, l’ex-URSS et la France ; entre exil et acculturation ; entre petites attentions culinaires et grandes preuves d’amour. Ici, Élise Golberg se lance dans une longue considération sur l’importance des cornichons et des pommes dans la cuisine ashkénaze. Là, les arêtes d’un rocher lui évoquent la forme de morceaux de foie de volaille cuite.

Ailleurs, elle récite le menu de ces nombreux petits restaurants juifs typiques qui peuplaient jadis la rue des Rosiers, à Paris. Plus loin, elle imagine Catherine Deneuve en princesse ashkénaze pudique, cuisinant du gefilte fish en lieu et place de son cake d’amour (dans le film Peau d’âne (1970), de Jacques Demy). « La cuisine ashkénaze, c’est comme l’art conceptuel : il faut du discours avec », écrit-elle enfin, comme pour nous laisser une chance, à nous aussi, de tomber en amour pour la carpe farcie.