La Libre Belgique, 11 mars 2024, par Guy Duplat
Boire les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite
Superbe récit de Caroline Lamarche sur la mort d’une amie avec qui elle échangea chaque jour un poème.
En 2022, Caroline Lamarche nous offrait, dans La Fin des abeilles, un récit magnifique et souvent bouleversant qui racontait les dernières années et puis la mort de sa mère à 98 ans. Un journal de bord, au plus près, au plus vrai, de celle qu’elle n’a vraiment découverte qu’aux frontières de la mort.
C’est à nouveau un récit à la fois superbe et fort émouvant qu’on découvre dans son nouveau livre, Cher instant je te vois.
Caroline Lamarche y raconte les derniers mois d’une amitié profonde qu’elle a eue avec Margarida Coelho Guia, Portugaise vivant en Belgique, une compositrice sonore, comédienne passionnée de poésie, femme engagée au quotidien pour un monde meilleur, plus solidaire. Elles réalisèrent ensemble le documentaire radiophonique Crimen amoris consacré au séjour de Verlaine en prison à Mons après le coup de feu sur Rimbaud.
En vers livres
Margarida est morte à 49 ans d’un cancer du sein. Durant ses derniers instants, elle a échangé quasi chaque jour des poèmes avec Caroline Lamarche, car seule la poésie pouvait être à la hauteur des moments vécus. Le récit débute par l’annonce de ce projet : « Un poème par jour, Margarida, c’est peu et c’est beaucoup pour notre tendresse captive de ton corps mangé par le crabe sournois. »
Dans leurs échanges, elles évoquent Pessoa, Rimbaud, leur amour conjoint pour Jeanne Duval, « la Vénus noire, l’aimée de Baudelaire ».
Caroline Lamarche prend soin de choisir la forme d’un récit en fonction de son contenu. C’est pourquoi ici, l’écrivaine a opté pour une écriture en vers libres, où la réalité du cancer, « ce monstre archaïque attaché à sa proie comme la pieuvre au noyé », se mêle à des considérations sur le temps qu’il nous reste à vivre.
Les causes d’un cancer sont toujours mystérieuses et multiples. Les polluants environnementaux sont de plus en plus officiellement invoqués, le choc des deuils aussi (Margarida avait perdu son frère aimé). « Les gens ont si peur de l’inexplicable (la mort seule certitude) qu’ils passent leur temps à expliquer. »
À travers ces échanges journaliers, on découvre une femme, ses luttes, son enfance au Portugal, sa passion pour la vie. « Tu prospectais les gisements du son, écrit Caroline Lamarche, les transformais en alchimiste, créais le feu en froissant un balai de paille, la pluie en lâchant des grains de riz, usais de ton souffle en appeau. Tes cris convoquaient des fantômes, piégeaient des émotions primitives, les partitions de l’entre-monde, la voix des invisibles, la voix des morts. »
Ce qui nous reste à regarder
Loin d’être funèbre, le livre est empli de la douceur de l’amitié, de la tendresse des mots, d’une philosophie de la jouissance de l’instant. Elle cite Beckett et fait d’une de ses phrases le titre de son livre. « Ne pas penser, c’est ne pas penser la fin, c’est se passer d’espoir comme de désespoir. C’est donner au temps qui reste sa mesure, “cher instant je te vois / dans ce rideau de brume qui recule”, écrit Beckett. »
Dans le superbe final du récit, Caroline Lamarche évoque notre destruction inexorable du monde : « Il ne reste plus beaucoup de temps pour dire qu’il ne reste plus beaucoup de temps. J’entre en poème pour avoir un peu de répit, une chaise et le silence, pour faire taire tout ce qui désespère les plus jeunes et fait que le vieux se disent : partons vite. »
Elle propose : « Soyons lents désormais, regardons ce qui nous reste à regarder, écoutons ce qui nous reste à écouter, savourons ce qui nous reste à savourer. Mourir sera plus doux d’avoir, dans la lenteur, bu les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite. »