Le Monde des livres, 22 mars 2024, par Tiphaine Samoyault

Le livre de l’amie

En juillet 2021, la compositrice et chanteuse belge d’origine portugaise Margarida Guia est morte d’un cancer, à l’âge de 48 ans. Caroline Lamarche avait créé avec elle le documentaire radiophonique Crimen amoris (2014), sur l’incarcération de Verlaine à la prison de Mons, et elles avaient collaboré à l’occasion de l’exposition « Les femmes dans l’art brut », à l’Art et marges Musée, à Bruxelles (2019). Elles étaient devenues amies. Cher instant je te vois, long poème narratif écrit dans l’urgence après que la mort a gagné, n’est pas une lamentation sur la perte de l’amie. C’est la vie même, captée au seuil de la disparition, avec son énergie particulière, ses sons, ses phrases magnifiques parce que lestées par la gravité du moment, ses façons de faire avec l’espoir et aussi avec la peur. On le reçoit d’une traite, comme on avalerait de la lumière.

Il ne faisait pas bon être malade en période de Covid-19. Assez vite, Margarida doit partager son temps entre l’unité de soins palliatifs où on tente de calmer la douleur d’une tumeur au sein purulente et ouverte, et l’hôpital où elle poursuit sa chimiothérapie. Ses expériences à l’hôpital sont le plus souvent catastrophiques, soignants débordés de travail, en souffrance. « La pandémie a tout brouillé / mis le désordre dans les temps du soin / révélé le point de bascule / d’un système à bout de souffle. » Le précédent roman de Caroline Lamarche, La Fin des abeilles (Gallimard, 2022), évoquait déjà les conditions terribles des maisons de retraite pendant le confinement.

Pour Margarida, on abandonne bientôt les traitements, rien ne peut plus être fait. Elle rejoint un lieu où elle est bien traitée (« cela devrait être comme ça partout »), mais dont elle sait qu’elle ne sortira plus. Comme les visites sont empêchées presque partout à cette époque, les amies se relient avec leur téléphone. Chaque jour, celle qui est dehors parle à celle qui est dedans, lui adresse des enregistrements WhatsApp avec des chants d’oiseaux, des encouragements, des poèmes et puis des photos de fleurs. Celle qui est dedans donne des nouvelles de l’avancée des choses, « de ce qui est de plus en plus réel », avec sa voix qui ne change pas malgré la maladie qui la mange : « tu sais, je suis encore là », ou « je ne m’effondre pas », ou encore « un jour à la fois, c’est ma devise, / il n’y a pas grand-chose d’autre à dire ».

La phrase de Beckett qui donne son titre au livre, « cher instant je te vois / dans ce rideau de brume qui recule » (Poèmes, Minuit, 1978), est une variante intime du carpe diem épicurien, formulé pour la première fois au premier siècle av. J.-C. par Horace dans une ode où il enjoint à une amie – Leuconoé – de ne pas s’inquiéter du jour de sa mort. « Cueille le jour », « profite du temps présent », a pu devenir la maxime d’une quête irréfléchie de jouissance alors qu’elle était au départ la recommandation d’une vie ordonnée : « Ne crois jamais que demain viendra », dit la suite de l’ode. Le temps est ainsi compté qu’il ne laisse aucun espoir. Les protagonistes de Cher instant je te vois sont dans cette situation où la porte, à peine ouverte, s’apprête à se refermer. Mais cet espace, ou ce laps, à la mesure du temps qui reste, peut tout accueillir, avec une intensité brûlante : les scènes cocasses et les moments de désespoir, les souvenirs de l’Algarve et les jappements du petit chien, la cuisine partagée avec les personnes arrivées à Bruxelles depuis l’Érythrée ou la Somalie, les poèmes de Pessoa, de Baudelaire ou de Sylvia Plath.

Caroline Lamarche a reçu en 2019 le prix Goncourt de la nouvelle pour un recueil intitulé Nous sommes à la lisière (Gallimard, 2019). Elle y plaçait aussi ses histoires à la frontière de deux mondes, quand l’expression « la nuit qui tombe »peut aussi bien dire qu’elle arrive ou qu’elle disparaît, « là où se croisent humains en déroute et animaux semi-sauvages ». La dimension profondément écologique de l’œuvre de Caroline Lamarche est bien antérieure à la conscience globale de la catastrophe climatique. La nature, l’ensemble du monde vivant irriguent son écriture dans une fusion sensible et quasi fantastique. Cette préoccupation est aussi sociale, car elle sait bien que tout le monde n’est pas touché au même degré par les bouleversements de la Terre. La fin du récit, après la mort de Margarida, ouvre le chant au monde et étend l’élégie à tous les êtres auxquels il ne reste plus de temps.

La résistance est urgente, mais elle réclame aussi lenteur, attention à l’instant. C’est pourquoi le poème conserve plus de force en temps de détresse que la déferlante sentimentale des cœurs qui envahissent l’écran du téléphone après la mort de l’amie, « succession de mantras minuscules »qui font de l’amour et du soin des injonctions pressantes. En retenant l’émotion, les poèmes en prolongent la musique, la font durer et consolent mieux. Ils s’écrivent dans ce silence. « Ce silence m’instruira jusqu’à ma propre mort. » Ils sont adressés et ne nous laissent pas seuls.