L’Humanité, 28 mars 2024, par Muriel Steinmetz

Très bonne nouvelle sur la fonte des neiges

Dans un recueil de courts récits, Michel Jullien confirme l’acuité de sa vision et son humour sans peur qui slalome, avec art, sur les difficultés narratives.

Michel Jullien a des ressources langagières fécondes. Il s’attaque, cette fois, au genre de la nouvelle. Dans celle qui donne son titre au livre, on suit en parallèle un couple de voyageurs – lui est atteint d’une rage de dents – et deux alpinistes autrichiens en perdition sur un glacier. Le point de rencontre ? Une lunette d’observation avec « œilleton grossissant » installée sur la terrasse d’un hôtel de Chamonix où le couple vient d’arriver. C’est au centre de ce cercle optique que nos deux touristes isolent un matin la « silhouette égarée » d’un des alpinistes, entreprenant une descente pitoyable à base de faux pas et de crocs-en-jambe tandis que la montagne se ramollit et que les « joints de glace entre les pierres se mettent à fondre ».

L’homme au chicot voit son mal diminuer à vue d’œil, remplacé par le drame sur la face nord qu’il lorgne au soleil ! Michel Jullien s’en donne à cœur joie dans la surenchère sur la situation. Les clients, avertis, se relaient pour faire la queue devant l’objectif, afin d’observer de très loin les « errances du pantin », ses « sinistres écarts » dans la neige, pendant que là-bas, justement, le pauvre grimpeur taille « des marches dans la pente au canif, par centaines d’encoches arrachées à la glace » pour ne pas mourir. On goûte à plein le morceau de bravoure littéraire qui s’ensuit. Les douze autres nouvelles sont du même tonneau, avec, pour toutes, la description de personnages ordinaires ou hors normes, plongés dans des situations improbables. Et quel humour à froid !

On se souvient que, dans L’Île aux troncs (Verdier, 2018), Michel Jullien s’emparait du destin de deux mutilés de guerre, vétérans de l’Armée rouge, sans bras ni jambes, « émondés », le « corps diminué », débarqués sur l’île de Valaam, confetti posé sur le plus grand lac d’Europe. Le romancier s’emparait de cette réalité tragique pour concevoir une histoire d’amitié farfelue entre ces deux patriotes rafistolés. Dans Intervalles de Loire (Verdier, 2020), trois hommes décidaient de descendre la Loire en barque, sans moteur, prêts à ramer à tour de rôle pour parcourir 848 km (10 départements croisés) sans compter les zigzags… La prose de Michel Jullien révèle un goût certain pour la difficulté et le tour de force analytique. Et l’on applaudit chacune de ses histoires, qu’il s’agisse d’un roman ou de nouvelles. Il s’y trouve, toujours, de mémorables scènes d’anthologie.