Bastille magazine, avril 2024, par Éric Faye

Phrases terminales

Récit épistolaire d’un genre nouveau, Cher instant je te vois autopsie le crépuscule d’une femme atteinte du cancer et d’un monde en perdition.

Qui a eu un proche hospitalisé, gravement malade pendant la pandémie sera pris par la force du récit de Lamarche, Cher instant je te vois. Pour des raisons sanitaires, la narratrice, écrivaine, ne peut rendre visite à son amie Margarida, atteinte d’un cancer du sein à un stade avancé. Elles échangent via leurs messageries instantanées.

À mesure que le récit avance et que la maladie progresse, on en apprend plus sur Margarida, compositrice, d’origine portugaise. Pour la narratrice, c’est notre époque qui a rendu son amie malade. Elle se souvient du jour où Margarida avait été emmenée menottée et où les migrants qu’elle hébergeait avaient été arrêtés. Caroline Lamarche désigne les monstres: le cancer, mais également la violence de notre époque, le désastre écologique. En même temps que Margarida, c’est la planète qui est en phase terminale. Dans cette ambiance crépusculaire, un épicurisme de l’éphémère s’impose et le récit s’achève ainsi : « Mourir sera plus doux d’avoir, dans la lenteur, / bu les dernières gouttes de la beauté / que nous avons détruite. »

Caroline Lamarche a commencé son œuvre en 1996 avec un roman, Le Jour du chien, coup de maître qui lui avait valu le prix Victor-Rossel la même année. Dans ce récit très « Minuit » par lequel Caroline Lamarche fit une entrée remarquée sur la scène littéraire, on suivait les destins de personnes qui, toutes, avaient aperçu un même chien au cours d’une journée.

Elle poursuit aujourd’hui son œuvre avec la même sensibilité et la même virtuosité, sous d’autres formes. Peut-être lassée par l’hégémonie du roman, elle donne aussi à lire des nouvelles, du théâtre et, avec Cher instant je te vois, un récit à deux voix, en vers libre, qui tire son titre d’un poème de Samuel Beckett : « cher instant je te vois / dans ce rideau de brume qui recule / où seuils mouvants / et vivrai le je n’aurai plus à fouler ces longs temps d’une porte / qui s’ouvre et se referme », peut-on ainsi lire en ouverture de l’ouvrage de Caroline Lamarche.

Coïncidence, l’auteure se place ici dans le sillage de Mahmoud ou la Montée des eaux (2021), un livre d’Antoine Wauters (autre écrivain de nationalité belge né, comme elle, dans la région de Liège), publié sous la couverture de la collection jaune de Verdier et qui avait, peu ou prou, une forme voisine. Caroline Lamarche réussit le pari de se renouveler avec ce Cher instant je te vois truffé de bonheurs d’écriture et de mots rares.

Son récit pourrait s’inscrire dans le genre épistolaire, si tant est que la matière de SMS et de messages WhatsApp puisse être rattachée à ce type de littérature. On sent chez la narratrice de Caroline Lamarche une nostalgie certaine pour les lettres manuscrites, comme celle de ses ancêtres, « dépliées avec soin, / élytres fragiles de l’âme des disparus, / accolade fraternelle venue du fond des âges. » Margarida et la narratrice échangent des poèmes, comme le faisaient les dames de la cour de l’époque Heian, au Japon, au temps du Dit du Genji ; mais ici, c’est pour sauver la beauté d’un monde qui, « le temps d’une porte qui s’ouvre et se referme », s’effondre.