Esprit, mai 2024, par Sabri Megueddem

« La vie des mots raccourcissait de jour en jour. » Cette phrase porte en elle un avenir sombre, celui de l’après-Fukushima et d’un Japon autoritaire. Dans ce Japon dystopique, le réel est à l’envers. Les aînés voient leur espérance de vie s’allonger, tandis que les enfants ne dépassent pas l’âge de quinze ans. Leur corps, épuisé, abîmé par les radiations, finit par lâcher prise. C’est depuis cet effondrement que Yoko Tawada nous écrit – ou nous met en garde.

Le texte progresse selon deux axes. Le premier suit une famille recomposée : Yoshirô, plus que centenaire, et son arrière-petit-fils Mumei, écolier. Le second axe, plus large, embrasse les conséquences socio-économiques induites par ce nouveau régime environnemental. Que fait la catastrophe écologique à nos institutions, à nos conceptions de la justice, à l’organisation de la vie en société ? Ces questions se mêlent à une exploration intime pour donner un texte à la puissance rare. Yoshirô et Mumei évoluent dans ce nouveau monde où la sidération a laissé place à un flottement, où les choses, comme les hommes, ne mutent plus mais s’adaptent, et où, pourtant, les signes d’une époque révolue, « quelque chose d’absent », sont encore présents. Ils hantent les lieux, comme pour rappeler à ceux qui restent ce qu’il en coûte de saborder le vivant et le langage pour le dire. Les mots étrangers (gairaigo) sont bannis de l’usage officiel. Yoshirô est cependant un homme qui prend soin des mots, « surtout ceux qui ne servent plus à rien, ceux-là, pas question de les jeter ». Sa profession, écrivain, lui confère une responsabilité particulière, celle de mémoire vivante, de veilleur chargé d’enregistrer le langage en attendant que l’orage passe. L’écrivain est celui qui troue l’oubli et le déni. Il aide le lecteur à « garder les yeux désespérément ouverts pour éviter que le présent ne s’écroule sous ses pieds ».

Une ironie légère file à travers le texte, comme si l’absurde disait le plus honnêtement ce qui avait entraîné le monde sur cette voie. L’humour est aussi un défi lancé à ce qui arrive. Une façon de dire que le fatalisme n’est jamais le dernier mot, seulement une virgule dans une histoire encore à écrire. S’ajoute à cela une nostalgie à basse intensité, suffisamment épaisse pour donner forme à un sentiment mélancolique, insuffisamment, et c’est heureux, pour sombrer dans un passéisme grégaire. « Qu’est-ce qu’on éprouve à l’idée de ne plus jamais pouvoir rentrer au pays ? » Le retour, la pensée du retour, est au cœur du texte. Quel est ce pays vers lequel se retourner ? C’est le monde d’avant les incendies que nous avons allumés, Fukushima, jamais nommée directement, et tous les autres.

Yoka Tawada dévoile l’hubris des hommes. Au lieu du rapprochement annoncé, la mondialisation néolibérale a séparé les peuples. La distance s’est creusée. L’empire de la technique s’est élargi. Pris dans une géographie qu’ils ne maîtrisaient plus, les hommes se sont éloignés. L’isolationnisme est revenu. En éclaireur est l’occasion de réfléchir à la frontière, à ce qui sépare. Les lignes de faille traversent tant les classes d’âge que les nations. Yoshirô sent bien que quelque chose s’est brisé dans le relais des générations. Il n’y a plus rien à transmettre, sinon un monde empoisonné et des regrets. Il se déplace dans les ruines, l’air hagard. Il rêve pourtant d’un autre futur. Peut-être quelque chose subsiste-t-il : la dévotion, l’amour, la douceur. La tendresse qu’il éprouve pour Mumei vient colmater le vertige du désastre. C’est bancal, certes, mais ce qui résiste est ce qui nous rend infiniment humains. Il reste au moins cela : la volonté de prendre soin. L’épaisseur d’une relation filiale qui, défiant la catastrophe, dit l’inestimable de nos vies. C’est d’ailleurs le centre du texte : explorer ce qui relie les êtres proches. Le lecteur, en découvrant Yoshirô et Mumei, pensera peut-être à « l’homme » et au « petit » imaginés par Cormac McCarthy dans La Route. L’écrivain américain explorait déjà ce que le lien filial comporte de propension au sacrifice, de désir de perpétuer culture et mémoire, d’ambiguïté aussi, et de difficulté à exprimer ses émotions.

Avec une économie de mots et une finesse remarquable, Yoko Tawada nous apprend à regarder vraiment. C’est que son écriture est tissée d’une infinie délicatesse. Les mots ici parlent moins des choses, la disparition de la vie, l’épuisement des ressources, la beauté du soleil couchant, l’amour d’une mère, qu’ils ne s’y mêlent. Les mots ne disent plus seulement le monde. Ils le forgent. Ce qui se déploie ici, c’est une écriture qui jamais ne troque la poésie pour la langue froide de la technique. Une écriture en forme d’épiphanie sans cesse recommencée. Sylvia Plath écrit quelque part que les poèmes sont des « monuments de l’instant ». Les mots de Yoko Tawada le sont à leur façon. Le récit se referme sur la possibilité de prendre le large. Devenu adolescent, Mumei y songe. Le regard plongé dans l’horizon, il rêve de « la beauté d’une époque encore à venir ». Yoko Tawada nous donne cette époque comme une promesse à peine plus audible qu’un murmure. Isaac Asimov, qui s’est longtemps débattu avec la question de l’utopie, écrivait que l’âge d’or est toujours devant nous. Il faut y croire. Yoshirô et Mumei le savent, d’un savoir intime qui nous enseigne que l’écriture est déjà une façon de conjurer les récits de la catastrophe.