L’Écho, 11 mai 2024, par Sophie Creuz
L’art du compromis qui entérine l’échec…
À une encablure des élections européennes, Robert Menasse imagine dans L’Élargissement (Prix du livre européen 2023), une Europe à la dérive, qui se déleste de ses idéaux pour naviguer en eaux saumâtres.
Il a habité Bruxelles et connaît bien les institutions européennes, lui l’Autrichien, traducteur du portugais, langue minoritaire au sein du concert des Nations. Ces pays, avec d’autres, qui voient l’extrême-droite redresser la tête, menacer les élections du 9 juin. Avons-nous oublié que l’Histoire repasse toujours les plats ? Robert Menasse n’a rien oublié du pari européen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale de son idéal de paix et de ses valeurs communes par-dessus les intérêts partisans. L’Élargissement, qui a reçu le prix du Livre européen, fustige avec rage et brio le fonctionnement de l’Union ; son apathie, sa cécité commode, son impuissance à réguler les appétits nationalistes qui la gangrènent. La littérature a ce pouvoir d’entrer dans les desseins inavoués, les fantasmes douteux, les nostalgies délétères, les espoirs déçus et les complexes freudiens qui les sous-tendent. Il plonge le lecteur dans les méandres des pourparlers avec les pays qui souhaitent rejoindre l’UE. Les Balkans et l’Albanie en particulier, si mal connue, dont on pourrait s’inspirer, certes peuplée de trop de musulmans, mais riche de minerais intéressants. Que faire, sinon la faire lanterner, financer les réformes préalables à toute adhésion, quitte à ce qu’elles profitent à la Chine qui lui fait les yeux doux ?
Lucide et drôle
D’une lucidité aussi redoutable que son humour ravageur, Robert Menasse nous entraîne dans la logique absconse de la realpolitik. Sur les pas d’un fonctionnaire polonais, formé par Solidarnosc, d’un Autrichien dévoué à sa mission et d’une juriste albanaise, nous entrons dans cette valse à mille temps qui fait du surplace. Pas très fun ? Détrompez-vous ! L’auteur insère dans son portrait cinglant des immobilismes et des discours creux, un vol de couvre-chef ancestral, retenu par Vienne. Une sorte de couronne royale aux cornes de chèvres, dont un leader populiste albanais aimerait se coiffer en souvenir de la grandeur passée et de l’identité culturelle. Le Sceptre d’Ottokar n’est pas loin, la Syldavie non plus. Féroce, L’Élargissement montre moins par l’absurde que par la lucidité, comment la Commission européenne s’inocule le poison en abritant ceux qui veulent sa perte. Ne nous croyons pas vaccinés, nous sommes bien-là, nous aussi, dans ces pages.
Casque blond
Et Ursula von der Leyen en prend pour son née à son «casque blond», qui valse arec Orban ou Meloni. Des tours de passe-passe magistralement orchestrés par un Robert Menasse farouchement attaché à une Europe unie, démocrate, multiple, humaniste et engagée, à laquelle il a déjà consacré un premier roman, La Capitale (Verdier) pour constater que l’abstraction, le mépris et l’amnésie sont aussi vastes que les couloirs des institutions qui les abritent. Il n’a pas oublié que son père, enfant juif, dû fuir son propre pays sous le nazisme pour trouver refuge en Angleterre. Dès lors, voir des fascistes s’asseoir dans l’hémicycle en costume trois-pièces présentable est difficile à avaler. Reste le rire et l’imagination, pour envoyer ce beau monde sur un navire promotionnel, où ils se contaminent les uns les autres, et errent sur le pourtour méditerranéen, refoulés de ports en ports, en demandant l’aide de l’Afrique…