Le Point, 30 mai 2024, par Claude Arnaud
Un Nabokov inédit sur le pouvoir
C’est en 1923 que le jeune homme, exilé et endeuillé par la perte de son père, écrit La Tragédie de Monsieur Morn, une pièce sur la guerre civile.
Mars 1922. Deux monarchistes ouvrent le feu sur des républicains russes tenant conférence à Berlin et atteignent Vladimir Nabokov père, qui tentait de s’interposer : clap de fin pour ce libéral issu d’une grande famille pétersbourgeoise et qui avait appelé à la révolte contre l’autocratie avant que la vague bolchevique instaure une autre tyrannie, réduisant ses opposants au départ, à la prison puis à la mort.
Un an plus tard, son fils entreprend d’écrire une pièce restée jusqu’ici inédite, située dans un pays imaginaire où il n’est pas difficile de reconnaître la Russie. Un roi s’y est imposé au sortir d’une terrible guerre civile en ayant l’intelligence de garder l’incognito et de ne paraître que masqué, sous le nom passe-partout de monsieur Morn.
Fin manœuvrier, il a laissé en liberté le premier de ses opposants pour mieux le condamner à l’inaction. Mais un autre, Ganus, parvient à s’évader après quatre ans de réclusion et découvre, de retour dans la capitale, que son épouse est devenue la maîtresse de Morn, qu’il provoque en duel, précipitant la chute du régime.
De la tragédie nationale et familiale qu’il vient de traverser, le très jeune Nabokov (vingt-quatre ans) tire une pièce en cinq actes trahissant à la fois sa grande aisance dramatique et l’étendue de ses lectures, de Pouchkine à Shakespeare – c’est déguisé en Othello que Ganus surprend sa femme avec Morn.
Ironie. Mais c’est d’abord le brio léger avec lequel il traite ce moment de l’Histoire qui frappe, dans cet ovni littéraire évoquant le futur Ionesco. Tout juste sortie de la guerre civile, l’URSS bénéficie d’un relatif répit lorsqu’il l’écrit, mais les espoirs des exilés en sont d’autant plus refroidis, et le climat tout à tour poétique, bondissant et mélancolique de cette tragédie-bouffe surprend : partisans du pouvoir et opposants se trahissent aussi facilement que les époux d’un vaudeville à la française.
Capable d’irréaliser tout ce qu’il vivait, l’« enchanteur » Nabokov aura toujours paru vacciné contre les souffrances et la mort, mais jamais son aptitude personnelle au bonheur ne fut aussi flagrante qu’ici, au voisinage de la terreur. Comme si l’exil n’avait en rien entamé sa tendance à voir le monde à travers les bulles irisées de savon de son enfance pétersbourgeoise que l’adulte continuera de faire jaillir à volonté de ses baguettes magiques. La tragédie ? Bonne pour les autres, semble nous murmurer Nabokov dans ce conte de fées ironique, aussi brillant qu’un papillon mordoré. Aussi difficile à « attraper » aussi.