Bastille magazine, juin 2024, par Éric Faye
Nouvelles ascensionnelles
Michel Jullien pose un regard précis sur l’effacement progressif de la France rurale et rend hommage aux « vies minuscules » des campagnes. Traverser un livre de Michel Jullien est un voyage littéraire dont on revient plus riche. Voici une nouvelle réjouissante : l’écrivain vient de publier d’excellentes nouvelles, sous le titre Vu d’un cercle. Saluons les éditeurs qui osent encore publier un tel recueil. Mais s’agit-il vraiment de nouvelles, au fond ? Elles sont d’une bonne longueur, les personnages sont minutieusement détourés, l’atmosphère soignée, au point que l’on pourrait voir dans ces textes des romans brefs. Peu importe le genre, à vrai dire. Treize fictions composent Vu d’un cercle, volume qui nous envoie à la recherche de mondes disparus, souvent à la fin du dix-neuvième siècle ou dans la première moitié du suivant, et souvent dans des campagnes qu’on ne reléguait pas encore au rang de « territoires ». Michel Jullien a la dramaturgie qui prend son temps. Il vous installe progressivement dans un univers et lorsque le lecteur a tous les éléments, hop ! le récit prend son envol. Dans une langue juste et ciselée, l’écrivain dit les gestes des gens de peu, les gestes du travail à une époque où le travail était souvent appelé la « besogne ». De cette attention remarquable pour ce que Georges Pérec dénommait l’« infra-ordinaire », pour ce que, le plus souvent, les écrivains omettent ou ne voient pas, ou ne savent pas décrire, Michel Jullien tire des pages qui le rapprochent tantôt de Giono ou de Ramuz, tantôt de Michon, croit-on, mais ceux qui l’ont déjà lu (procurez-vous sans attendre son formidable roman L’Île aux troncs) savent qu’en fait, non, ses pages ne le rapprochent de nul autre que de lui-même. L’écrivain cultive ici une pépinière de mots, reboise la langue française en réhabilitant les mots insolites, en bichonnant des néologismes, et plein de termes qui agonisaient dans des Ehpad lexicaux -tous ceux que nos dictionnaires catégorisent comme « vieux » ou « vieilli » – retrouvent ici une saine fraîcheur, une nouvelle jeunesse. Prenons « L’Ennuyé ». La France de l’exode rural, des « vies minuscules », un frère et une sœur, le petit commerce : « Le commerce gauchissait, le drain des départementales entraînait le chaland vers Nyons, Vaison, et jusqu’à Avignon… » On ne se lasse pas de ce type de phrases. Prenons « Haute cabane » : l’épopée donquichottesque et réelle d’un astronome handicapé qui se fit hisser sur le mont Blanc en chaise à porteurs pour diriger l’érection d’un petit observatoire fort instable, lequel penchait au gré de la fonte ou de la dérive des neiges, et finit par être abandonné au bout de quelques années. Étonnant récit, comme celui qui retrace le destin de Martel et d’Armand, deux « grottistes », pionniers de la spéléologie en France. À l’époque du TGV, certains ergoteront. Tel texte pourra leur paraître longuet. « Le dernier feu à Ferrassières » aurait mérité d’être éteint un peu plus vite, marmonneront-ils. Mais au bout du compte, le lecteur traverse un grand moment de littérature. Michel Jullien parle couramment la langue des montagnards, comme celle des céramistes ou des bibliothécaires, et les pages de ce polyglotte invitent à la modestie : au fond, le lecteur la connaît bien mal, sa langue maternelle…