Politis, 6 juin 2024, par Christophe Kantcheff
Aux sources de l’humanité
Dans Ferdinand des possibles, Francesca Pollock raconte ce qu’elle a découvert en vivant auprès d’un garçon polyhandicapé.
Le bref récit que signe Francesca Pollock, Ferdinand des possibles, interpelle de la manière la plus directe et impérative notre humanité : que faiton avec des personnes différentes ? Comment les regardons-nous, les approchons-nous et vivons-nous avec elles ?
C’est en étant tombée amoureuse du père de Ferdinand qu’elle a rencontré celui-ci. Ferdinand est atteint du syndrome « Charge ». « C’est un acronyme de la science. Chaque lettre renvoie à une pathologie. Au moins six au compteur, toutes plus ou moins graves. Colobome, malformation cardiaque, atrésie des choanes, retard de croissance et retard mental, hypoplasie génitale et, pour finir, surdité. » Ferdinand ne parle pas, est sourd – il signe un peu – et sa vue est désormais compromise.
Les médecins lui donnaient quelques jours à vivre. Il a une trentaine d’années aujourd’hui. Il a été opéré plus d’une dizaine de fois la première année de sa vie. Sa mère est morte d’un cancer découvert peu avant sa naissance. Le trauma que tout ceci représente est installé en lui, mais Ferdinand des possibles n’est pas un récit d’apitoiement. Il n’est pas non plus l’inverse, d’où émanerait une niaise béatitude face à la force de vie d’un polyhandicapé, même si cette force-là existe.
Ce livre est une forme d’enquête sur l’effet insoupçonné de ce que Ferdinand a produit sur l’autrice vivant à ses côtés – et ce n’est pas un hasard si Francesca Pollock l’écrit en s’adressant à lui, car ce texte est un geste de gratitude. D’abord, il y a eu la manière d’entrer en relation avec lui, les conditions pour tisser un lien. Francesca Pollock écrit : « J’ai eu, je crois, l’intuition qu’il fallait s’approcher de toi à l’endroit même où se loge ton désir, que l’échange que nous pourrions avoir ne se ferait que sur ton terrain. Je n’avais rien inventé. Ton père faisait comme cela depuis de nombreuses années, et c’est ce qui me touchait. »
Les réfrigérateurs, les gares, les drapeaux… Voici ce qui passionne Ferdinand. L’autrice raconte les « danses de la joie » accomplies dans des magasins Darty, ou les voyages pour aller voir des gares partout en France, et jusqu’à Barcelone ou Berlin. L’univers dans lequel se meut Ferdinand, dont il a besoin pour respirer, est à la fois matériel et symbolique. C’est un réseau de ramifications « infini », comme le décrivait l’auteur et éducateur Fernand Deligny à propos des autistes, que Francesca Pollock cite à plusieurs reprises. Accompagner Ferdinand dans son univers, et donc aussi le protéger de l’extérieur, génère une force inédite, souligne l’autrice. « Tu es ce personnage qui ramène à la spontanéité de la vie, à l’instant présent […], à la précieuse question de l’être », écrit-elle. Et encore : « Il faut pouvoir se réconcilier avec le réel, ne pas en avoir peur, accepter de voir et de recevoir autre chose. On se métamorphose à [tes] côtés. » Mais elle a l’honnêteté de reconnaître que l’énergie requise pour ce faire n’est pas toujours facile à mobiliser, surtout quand tout autour le monde s’assombrit, la société se fractionne, ce à quoi viennent s’ajouter les problèmes du quotidien. Elle dit combien la période critique du covid n’a pas été simple à traverser.
Parce qu’il a fallu trouver une structure d’accueil à Ferdinand, le livre jette aussi un regard cru sur la façon dont la collectivité traite les personnes telles que lui. Multipliant les visites dans des établissements inhospitaliers, ayant tous des allures d’aires de rebuts, l’autrice témoigne de la « politique honteuse du handicap » dans ce pays. Elle rapporte aussi un rendez-vous malheureux avec une collaboratrice du Défenseur des droits qui lui a enjoint d’arrêter de travailler pour s’occuper de Ferdinand… et renvoyée vers l’équipe du film Intouchables ! « Qu’est-ce qui dysfonctionne à ce point dans nos sociétés pour que nous soyons aveugles à la richesse que toi et tes semblables nous apportez ? », interroge Francesca Pollock. Porté par une éthique irréprochable qui exclut les douteux débordements d’affects, Ferdinand des possibles contribue à nous dessiller les yeux.