La Libre Belgique, 10 juin 2024, entretien réalisé par Francis Van de Woestyne

« La tendresse est le sentiment le plus fort »

Caroline Lamarche est une des autrices belges les plus primées. Elle a reçu, en 2019, le Goncourt de la nouvelle. Rien n’est banal chez elle. Elle met son écriture, vive, intense, au service des causes qu’elle défend : l’environnement, le féminisme. Une femme libre. Ses cinq dates principales :

3 mars 1955, naissance. Il neige.

3 mars 1967, douze ans. Je pleure l’enfance qui s’enfuit et voudrais ne plus grandir.

3 mars 1972, dix-sept ans, sentiment grisant que je suis devenue adulte.

3 mars 2005, je pars au Mexique avec une bourse d’écriture pour échapper à la célébration de mon demi-siècle.

3 mars 2022, première fois que je n’entends plus ma mère me dire : « Bon anniversaire ma chérie, il neigeait le jour de ta naissance ».

Le chat et les hirondelles

La frontière linguistique passe au milieu du lac de Genval. Elle a élu domicile sur la rive flamande du plan d’eau, à Overijse. De son salon, où se mêlent meubles anciens, canapés confortables, souvenirs de famille, la vue vers le lac est reposante. Son jardin s’étend presque jusqu’à l’eau. Il n’y a pas de frontière entre les jardins voisins.

En face, côté wallon, les villas s’exhibent. Ici, la campagne est plus naturelle, sauvage, même si un robot veille à ce qu’aucune herbe ne dépasse. Une chose attriste Caroline Lamarche, la maîtresse des lieux : la perte de biodiversité qui a vu fuir les hirondelles. Le ciel est presque vide, désormais. Heureusement, à l’intérieur, veille Bagheera, son chat auprès duquel elle aimerait mourir. Mais pas maintenant, évidemment.

La mort est le thème de deux ouvrages récents : La Fin des abeilles (Gallimard) qui raconte le lent départ de sa mère à quatre-vingt-dix-huit ans. Et Cher instant je te vois (Verdier, récit de la mort fulgurante d’une amie, à quarante-neuf ans.

Caroline Lamarche a reçu tous les prix que l’on pouvait recevoir en Belgique. Et aussi le Goncourt de la nouvelle, en France. Son premier livre, Le Jour du chien (Espace Nord) avait été couronné du Prix Rossel. Ont suivi des livres d’amour où le sexe était présent et parfois violent. Mais le style qu’elle vénère est la nouvelle. Elle aime ce qui claque, tranche. À la langue de bois, elle préfère la verve, l’humour. Militante de la nature, amoureuse des animaux, elle chérit aussi la liberté. Ses réponses au questionnaire de Proust le démontrent.

Entretien

Dans quelle famille avez-vous grandi ?

Dans une famille liégeoise d’industriels et d’ingénieurs des mines depuis le dix-neuvième siècle. Du côté paternel, c’était la Fabrique de fer d’Ougrée, plus tard Cockerill-Ougrée. Du côté maternel, mes ancêtres ont fondé en la Compagnie royale asturienne des mines qui œuvrait dans les Asturies pour la métallurgie du zinc. Mon père, le dernier ingénieur des mines de la famille, a pris en mains les archives de la Compagnie grâce auxquelles j’ai pu écrire le livre L’Asturienne (paru aux Les Impressions nouvelles)

Vous êtes née à Liège, avez vécu en Espagne puis avez passé votre adolescence à Paris…

J’ai vécu dans les Asturies jusqu’à l’âge de quatre ans. Ensuite, mon père a été muté à Paris. Nous adorions l’Espagne et les Espagnols. Mais j’ai aussi aimé notre enfance près de Paris. Nos parents nous emmenaient les dimanches en forêt de Rambouillet pour écouter, selon les saisons, le chant du coucou, de l’engoulevent, qui n’avait pas encore disparu, ou le brame du cerf. J’ai déchanté à l’adolescence. J’étais très timide et peu à l’aise avec la sociabilité parisienne. Ma mère m’a alors encouragée à partir vivre en Belgique.

Vous écrivez : j’ai choisi la solitude plutôt que l’anorexie…

Enfant, j’étais garçon manqué, je jouais avec mes cousins, je me battais, je grimpais aux arbres. La puberté m’a coupée de cette joie-là, « tu es devenue une femme », me disait ma mère, enthousiaste, j’allais donc me marier et avoir des enfants. J’ai alors eu un épisode anorexique à l’âge de quatorze ans, perdant dix kilos en deux mois. Je ne voulais pas quitter l’enfance et mon corps androgyne, je redoutais l’assignation maternelle. S’il y avait eu, comme aujourd’hui, la bienheureuse fluidité des genres, je me serais habillée en garçon et je me serais mieux amusée. À défaut, j’ai choisi d’écrire, ce qui revient à choisir une forme de retrait, de solitude.

Après votre bac, à Paris, vous avez choisi des études de philologie romane. Pourquoi ?

À l’époque, on ne poussait guère les filles à faire de « grandes études ». Donc j’ai fait d’abord un an de secrétariat. J’étais bonne en sténo, en espagnol et anglais commercial, en dactylo, ce qui me sert aujourd’hui car j’écris rapidement au clavier. Puis, en Belgique, j’ai choisi les Romanes par manque d’idées et parce que j’aimais la littérature. Si c’était à refaire, je pense que je choisirais la géologie. Et la littérature, toujours.

Quand le goût pour l’écriture est-il né en vous ?

Je ne me suis jamais dit «  je vais être écrivain  ». Je tenais un journal depuis l’âge de quatorze ans. C’était moins une décharge émotionnelle que des idées, des questions autour des livres, des citations en lesquelles je me reconnaissais. Je me suis reconnue dans les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, j’ai lu et annoté l’œuvre de Carl Gustav Jung, j’ai dévoré Kafka. Comme lui, je notais mes rêves : c’était un exercice d’écriture en soi.

Vos insomnies se sont arrêtées lorsque vous avez commencé à écrire.

Je souffrais de graves insomnies pendant mes études universitaires. J’étais de caractère anxieux et, dans une famille où les émotions ne s’exprimaient guère, j’avais accumulé pas mal de rébellion cachée, d’où sans doute les insomnies. À partir du moment où j’ai découvert que je pouvais me lever en pleine nuit et écrire ce qui me passait par la tête – mes premiers poèmes -, j’ai réussi à me rendormir.

Votre famille était aimante mais très pudique.

On ne s’embrassait pas, ni à Noël ni aux anniversaires. Mon gentil grand-père nous repoussait quand nous voulions l’embrasser. Cela n’ôtait rien à nos amusements car ma mère était très inventive en matière de jeux, mais cela nous a sans doute manqué. La tendresse m’est venue par Lucia qui s’occupait de moi en Espagne, que je considérais comme une deuxième mère et qui nous a suivis en France. Pour le reste, j’ai longtemps été une fille gelée, soumise aux injonctions maternelles. Mon père, souvent en voyage pour son travail, était plus doux, moins normatif. Pour le reste, on a eu en nous un mélange de Belgique et d’Asturies, de manière complémentaire et féconde.

Lorsque vous avez commencé à écrire, le succès est arrivé rapidement. Vous avez reçu le Prix Rossel pour votre premier livre Le Jour du chien.

Quand j’ai commencé à écrire, je me disais, que peut-être, comme Kafka, quelqu’un sauverait mes pages après ma mort. C’était mon fantasme secret. La littérature, c’était si grand, si important à mes yeux, et moi, comme beaucoup de filles, j’avais si peu de confiance en moi… Je dois au hasard des rencontres d’avoir été encouragée. Mes premiers poèmes, mes premières nouvelles ont fait leur chemin par des personnes qui m’ont révélée à moi-même. Et le prix Rossel a été très important, par la reconnaissance de mes pairs et pour entrer dans le monde culturel, y être reconnue.

Petit à petit, tout s’est enchaîné. Vous avez accumulé les succès…

La Belgique m’a gâtée en termes de prix, c’est vrai. En France, les éditeurs auraient voulu que j’écrive « des romans de trois cent pages pour les prix », ce qui témoignait d’une belle confiance mais méconnaissait mes limites : je suis plus forte dans la forme brève, poèmes, nouvelles, brefs romans, chroniques, écrits pour l’art. Ma vie morcelée entre la famille et les commandes d’écriture diverses ne permettait pas vraiment de m’isoler, or il faut beaucoup de temps et de concentration pour un roman long. Je regrette que la France soit le seul pays au monde qui ne valorise pas la nouvelle. Si j’avais japonaise, anglo-saxonne, hispanophone ou originaire d’Europe centrale, je me serais sentie plus libre, au lieu de tenter pendant des années de rentrer dans le lit de Procuste du roman. C’est la longueur qui me coupe bras et jambes, pas la brièveté.

Vous avez quand même obtenu le Goncourt de la Nouvelle.

Les éditeurs me disaient : « Ne nous donnez pas de recueil de nouvelles, ça ne se vend pas  ». Heureusement les revues m’en demandaient de temps à autre, de sorte je ne perdais pas la main… Quand, enfin, j’ai décidé de confier un recueil de nouvelles à Gallimard, j’ai obtenu le Goncourt de la Nouvelle. Je l’ai vécu comme une joie et un signe que mon lieu était enfin reconnu.

Après Le Jour du chien, vous avez écrit quelques romans d’amour, comme La nuit l’après-midi et Carnet d’une soumise de province dans lesquels il y avait beaucoup d’érotisme, de sexe, parfois violent… Était-ce par réaction à l’éducation que vous aviez reçue ?

Ces livres-là étaient peut-être une forme de revanche contre mon éducation et ma paralysie émotionnelle. Ma mère m’a dit un jour – c’était sans doute l’avis général : «  C’est dommage qu’avec une écriture pareille, tu écrives des choses comme ça  ». L’érotisme est une bonne école, pourtant, c’est un exercice d’écriture sur le fil. Ces livres ont sans doute été un traumatisme pour ma famille qui, par pudeur ou par crainte ne me lisait pas à l’époque – après tout j’écrivais en « je » et n’avais pas voulu prendre de pseudo. Mais en même temps la publication et la réception critique de ces livres m’ont constitué une autre famille, celle des écrivains. Et mes proches ont suivi, conscients que mon écriture tenait le coup tout en empruntant des chemins parfois excentriques

La Mémoire de l’air, qui raconte un viol, est-ce une fiction ?

Non. Cela s’est passé dans un parc, peu avant l’heure où je devais aller chercher mes filles à l’école. L’homme, masqué, avait un couteau et je me suis vue morte. Je me suis dit : je porte plainte pour protéger mes filles, mais je suis en vie, tant de femmes ont vécu ça, inutile d’en parler. Longtemps je n’y ai plus pensé, j’étais passée à autre chose. C’est une agression verbale de la part d’un autre homme qui me reprochait d’être violente car soi-disant je n’aurais « pas réglé cette histoire de viol » qui a produit l’écriture de ce texte assez bref. Publié par Gallimard en 2014, il a trouvé une nouvelle actualité après MeToo et a alors été traduit en espagnol, néerlandais et anglais.

Vous écrivez : l’amour conjugal est inouï…

Je l’ai écrit dans le livre sur ma mère, qui évoque le couple de mes parents. Ce lien-là résiste aux obstacles, aux malentendus, aux malheurs mêmes, s’il est entretenu par des personnes passionnées, indépendantes et aimantes. La vie vous amène des compromis acrobatiques, des réconciliations étonnantes, des surprises. Les histoires qui durent tout en restant vivantes me fascinent.

Cela ne correspond pas nécessairement à la vie que vous avez tracée…

Chacun son époque et son chemin, il y en a d’imprévisibles. Mais par rapport au grand cirque des émotions, j’ai toujours eu une forme de pragmatisme et, dans mes livres, de recul ironique. J’ai peut-être été une grande amoureuse mais je ne prends jamais de décisions hâtives. Je vis ce que je dois vivre, orages compris, et j’observe, j’en tire des enseignements et, parfois, des livres. Aussi je ne regrette rien de mon parcours de femme et d’écrivain. Et je place l’amitié très haut, elle peut être proche de l’amour, un amour durable, justement.

Quel est le sentiment le plus fort ?

La tendresse. C’est peut-être ce dont j’ai le plus manqué. La vie érotique ou sexuelle peut subir des éclipses pour toutes sortes de raisons. Ce qui dure, c’est la tendresse.

Encore un mot sur votre maman. Au décès de votre père, elle vous a dit : « Je vous interdis de pleurer ».

Les émotions, ce n’était vraiment pas son truc… Moi-même, je suis quelqu’un qui ne pleure pas, sauf dans un cabinet de psy ou au cinéma, et encore. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être dans la période la plus équilibrée de ma vie. Cela ne m’empêche pas d’être par moments triste ou effrayée face à l’état du monde ou au malheur d’autrui, mais je garde une apparence assez impassible, ce qui attire souvent des paroles vraies, comme je l’ai expérimenté au contact des soignants en temps de Covid et des victimes des inondations de juillet 21, deux missions qui m’ont donné de la force tant ces personnes m’impressionnaient par leur courage. Rentrant chez moi, je prenais conscience de ma chance : un toit, une maison chauffée, une bonne santé. Oui, je suis une éponge. Mais même sous la pression, je ne pleure pas. Je m’éclipse. Je trouve des lieux où me réfugier. La lecture est ce lieu, depuis l’enfance. Et la nature. Ce qu’il en reste.

Vos deux derniers livres évoquent la mort : La Fin des abeilles, celle de votre mère, à quatre-vingt-dix-huit ans, qui attend sa mort qui ne vient pas, et Cher instant je te vois, la disparition d’une amie, emportée en quelques mois, elle qui voulait vivre…

Margarida a succombé au cancer du sein à quarante-huit ans, à grande douleur et désespoir de partir aussi jeune. Ma mère était malvoyante et en fauteuil roulant. Son cœur faiblissait. On lui a placé un pacemaker à quatre-vingt-dix ans alors qu’elle rêvait de mourir du cœur dans son lit…

Auriez-vous souhaité que la médecine n’intervienne pas ? Vous écrivez qu’à ce moment-là de votre mère « elle a manqué sa mort ». Elle vous disait sur la fin : « Comment mourir, je ne peux quand même pas me tuer… »

J’étais dans une grande ambivalence. Quand la qualité de vie s’altère à ce point, faut-il s’acharner ? Cela dit, le fait qu’elle ait vécu jusqu’à 98 ans m’a permis d’être témoin de son courage incroyable, en particulier quand elle était en maison de retraite pendant le Covid. J’en ai retenu des leçons pour ma propre future vieillesse. Surtout cela nous a permis, elle et moi, de nous trouver enfin. J’ai été bouleversée quand elle m’a dit, dans un élan : «  Chérie, chérie, je t’ai tant aimée quand tu étais petite, et maintenant, ça revient. » Quelque part, in extremis, la boucle était bouclée. On était en paix l’une avec l’autre.

Et avec votre amie, Margarida ?

Elle était comédienne et créatrice sonore. Nous avons travaillé ensemble sur des documentaires radiophoniques. Elle avait une vie créative intense et une vie de citoyenne très engagée, aidant un nombre incroyable de gens, accueillant des réfugiés. Une comète lumineuse. Lorsque son cancer s’est aggravé, en période de Covid, nous avons commencé à communiquer via WhatsApp. Et tous les matins, puisqu’elle était hospitalisée, je lui envoyais des sons, les bruits du monde dont elle était coupée. Je me levais parfois très tôt pour enregistrer les oiseaux, au printemps. Elle m’envoyait un peu son bilan de santé, puis elle me disait des poèmes qu’elle connaissait par cœur. On s’envoyait de la beauté. Mais lorsque cela s’est aggravé, j’ai resssenti un profond découragement. Et alors, comme je l’avais fait avec ma mère, j’ai commencé à écrire pour prendre soin de moi et revenir vers Margarida avec une énergie retrouvée. Je lui ai envoyé une page de ce qui a fini par constituer le livre « Cher instant je te vois », et elle m’a dit alors : « Oh, oui, écris !  » C’était comme une demande testamentaire : fais pour moi ce que tu sais faire parce que dans quelque temps je ne serai plus là. Écrire m’a permis de rester proche d’elle jusqu’au dernier jour. Par ce livre, elle revit.

Et Dieu dans tout cela, pourquoi n’offre-t-il pas à votre maman la paix qu’elle demande, pourquoi ôte-t-il la vie à une femme qui veut vivre… ?

Job a injurié Dieu à force de malheurs et moi je l’ai sorti de mes pensées il y a déjà longtemps. Ce qui me reste, c’est la religion du livre. Ma mère disait que la Bible était le plus grand livre sur terre. Elle nous en racontait les histoires comme elle nous racontait Joseph Conrad ou Tolstoï. C’est une école de récits avec tous les styles possibles. Avant, je me récitais des psaumes dont le rythme est prenant : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi, terre aride, altérée, sans eau…  » c’est un poème de passion amoureuse. Cela m’a quittée suite à une épreuve où je me suis demandé : Comment Dieu peut-il laisser faire ça ?  » Aujourd’hui je me récite des poèmes d’Apollinaire.

Il vous arrive d’allumer un cierge dans une église…

J’aime le rituel, qui a quelque chose de sensuel, les églises, leur obscurité, les statues de saints naïves, l’orgue… Quand j’allume un cierge, c’est de la superstition, si on veut, mais mon père le faisait et je pense alors à lui. C’est une forme de pensée magique : la flamme continue à brûler pour la personne qu’on aime même quand on vaque à autre chose.

Le final du livre Cher instant, je te vois, c’est presque un credo, un peu triste, mais un credo quand même. Vous insistez sur votre engagement en faveur du climat.

Mes parents ont planté des quantités d’arbres et nous emmenaient au brame du cerf quand personne encore n’y allait. Ils militaient à leur manière, mon père surtout, alors que les associations environnementales existaient à peine. Ma mère, peu de temps avant sa mort, disait : « je me réjouis à l’idée de toutes ces petites plantes qui attendent le printemps pour sortir.  » Ils sont morts sans se douter de l’effondrement que nous vivons aujourd’hui. Il est naturel que je poursuive.

Vos derniers mots sont terribles : «  Soyons lents, désormais, regardons ce qui nous reste à regarder, écoutons ce qui nous reste à écouter, savourons ce qui nous reste à savourer. Mourir serait plus doux d’avoir, dans la lenteur, bu les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite… »

Je pense que le meilleur moyen de garder espoir et de lutter, c’est l’émerveillement, qui exige de la lenteur. Si nos enfants s’émerveillent devant la beauté et l’intelligence de la nature, ils vont lutter pour la préserver. Leur apprendre qu’un écureuil peut adopter une nichée qui n’est pas la sienne si la maman écureuil est morte, cela dit quelque chose de simple et de frappant en terme de solidarité. Je suis fascinée par les oiseaux, or il n’y a plus d’hirondelles là où nous sommes, le ciel est vide, le coucou même se tait alors qu’il était commun il y a peu. Où sont partis les papillons ? Les abeilles ? Ce n’est pas la nostalgie qui fait agir, mais le désir de sauver la beauté qui reste. L’émerveillement est politique.

Donc, vous gardez confiance, malgré tout ?

Oui, parce que j’ai des filles et des petites-filles, que je les trouve formidables, comme tant d’autres de leur génération. Voyez Adélaïde Charlier, Youna Marette… Et puis j’ai la chance de vivre parmi des artistes émergents. Je suis artiste associée au Théâtre national et je découvre chaque semaine des spectacles bluffants sur l’état du monde ou les questions de genre. Les imaginaires se renouvellent en permanence.

À propos d’enracinement, on en revient à votre écriture. Vous êtes aussi très enracinée dans la communauté française de Belgique.

C’est peut-être paradoxal alors que j’ai passé ma jeunesse en Espagne puis France et que je suis principalement publiée à Paris. J’ai découvert la Belgique tardivement mais je me suis vite reconnue dans ce territoire qu’est la Wallonie de mes ancêtres, où se mêle la nature la plus foisonnante et les vestiges de la vieille industrie. Je me sens bien dans ce pays qu’est la Belgique, non centralisé, compliqué, entre latinité et germanité. Je m’intéresse à la littérature flamande, au croisement des cultures. Je vis comme une richesse d’être une transfrontalière.

Écrivez-vous tous les jours ?

Je travaille tous les jours, à un projet précis aussi bien qu’à la rédaction d’une chronique, d’une préface, d’un compte-rendu. Cela dit j’avoue que cela fait neuf mois que je n’arrive pas à reprendre pied dans un projet de roman qui m’habite depuis longtemps. Ma vie est trop morcelée, je fais mille choses à la fois. Je suis un peu le couteau suisse de la littérature : je dégaine différentes lames, c’est toujours de l’écriture, mais à un moment donné il faut parvenir à s’attaquer au plat de consistance…

Dans certains domaines, les Belges sont reconnus, recherchés, encensés à Paris. C’est moins le cas de la littérature…

Nos comédiens, danseurs, musiciens et chanteurs « montent à Paris ». C’est un peu plus compliqué pour les écrivains, dont le medium est le français, langue hégémonique à Paris, capitale de la Grande Littérature. À ma génération, les écrivains hésitaient à dire qu’ils étaient belges. La Belgique francophone, c’était une province de Paris, en quelque sorte… J’ai toujours eu envie, quant à moi, d’être loyale à ce que j’ai découvrais ici. Je trouve que nous sommes trop modestes. Je ne partage pas la francolâtrie de ceux qui oublient la grande richesse de la francophonie. La suppression récente de l’émission « La librairie francophone », «  trait d’union entre la rive du fleuve Seine et les rivages lointains des écrivains et écrivaines qui ont choisi de parler et d’écrire notre langue  », comme l’a écrit si fermement Jean-Marie Le Clézio, ne fait que confirmer l’aveuglement de ceux qui refusent de voir que le sang neuf vient des lisières. Cela dit, une défense plus active, plus engagée ici même, de nos propres auteurs et éditeurs ne ferait pas de mal. J’aime la langue française mais surtout sa faculté de renouvellement par le croisement des cultures, des influences. Lamarche, cela vient du mot « Marche », la frontière.

Pour vous, André Baillon est le Céline de la littérature belge.

C’est une formule parmi d’autres, en référence au Voyage au bout de la nuit, car les livres de Baillon sont des voyages percutants au bout de sa propre nuit. Son écriture est formidable, sa lucidité et son humour dévastateurs. Simplement, on l’oublie parce qu’il n’est pas français et que, né à Anvers et écrivant en français, il est trop hybride et trop universel pour être récupérable dans un pays où la politique territorialise la littérature. Mais il y a aussi des auteurs contemporains que je suis, tel Philippe Marczewski dont l’écriture m’a captée dès le premier livre. Il y en a bien d’autres, sur des sujets forts et délicats, je pense à L’Engravement d’Eva Kavian ou à Baisse ton sourire de Christophe Levaux, entre autres pépites belges récentes.

Comment vous ressourcez-vous ?

Assez vite dès que je change de lieu. Je viens de passer une semaine parfaite à Berlin. J’ai lu dans les parcs, j’ai fait du vélo, je me suis baignée dans des lacs et j’en ai profité pour recueillir des informations pour un prochain livre. Je vais parfois 3, 4 jours à Paris, je cours les expositions et je me sens régénérée. Les week-ends, je vais voir des expos à La Louvière, Mons, à Charleroi, Anvers, Gand : autant de journées de vacances. Le dépaysement par la beauté me ressource. Cela comprend évidemment les livres, le cinéma, le théâtre. La nuit, j’écoute des podcasts. Je termine en ce moment une série sur Simone de Beauvoir et j’en commence une autre sur Kafka.

Qu’est-ce qui vous a construite ?

Mes parents. Mes professeurs. Les épreuves, dont la vie ne nous prive pas. L’amour. Le fait d’être une femme et de me trouver du côté des minorités par là même. Je suis devenue féministe en prenant conscience au fil des ans que j’étais obligée de me construire par la colère simplement parce que j’étais une femme. J’ai dû apprendre à dire « non », ce « non » qui nous était interdit, à nous, les filles. Ça m’a pris beaucoup de temps. Mon père m’a dit un jour « Tu dis des choses que je n’ose pas dire ». Et ma mère : « J’aime ton indignation.  » C’est l’écriture qui m’a menée là.

En qui, en quoi croyez-vous ?

Dans la jeunesse. Parce que j’ai la chance d’avoir des filles et des petites-filles. Elles sont énergiques et joyeuses bien qu’elles héritent d’un monde plus difficile que le nôtre. La planète est en train de tourner à rien par notre faute. Et donc, à un moment donné, il faut accepter de décroitre et de penser à préserver les générations suivantes, comme le simple fait de vieillir nous y conduit dans nos vies d’humains. Les gens de pouvoir manquent singulièrement de réalisme. Ils oublient qu’ils ont des enfants, ils oublient qu’ils seront un jour vieux et vulnérables, ils oublient de considérer comment vivent les gens autour d’eux, de quelles acrobaties insensées est fait leur quotidien pour tenter de vivre décemment alors qu’il suffirait que les plus favorisés réduisent un brin leur frénésie de consommation. L’aveuglement associé à l’avidité est mortifère. Je crois, j’espère, que la génération qui nous suit est ailleurs.

Si Dieu existe, que souhaitez-vous qu’il vous dise ?

Je ne me pose pas la question. Mais s’il existe, j’aimerais qu’il aide sa créature à redresser la barre par rapport à la fin annoncée de la planète.

Malgré tout, êtes-vous une femme heureuse ?

Oui. J’aime la vie que l’écriture m’a faite.

Du côté de chez Proust

Quelle est votre vertu préférée ? Le sens de la justice. J’ai hésité avec le courage, mais on a le droit d’en manquer. Ce sont les circonstances qui vous rendent courageux.

La qualité que vous préférez chez un homme ? L’humour.

Chez une femme ? L’humour aussi.

Votre principale qualité ? La curiosité. Elle m’ouvre à autrui et au monde.

Votre principal défaut ? La curiosité, parce qu’elle me dévore, me disperse.

Votre rêve de bonheur ? La fin de la destruction. Que les humains soient un peu moins bêtes.

Quel serait votre plus grand malheur ? Perdre un enfant.

Votre auteur préféré ? Flannery O’Connor. Je dis parfois que c’est Faulkner au féminin, puisque les gens ne retiennent que les noms d’hommes en matière de littérature.

Votre compositeur préféré ? Francisco Tárrega, compositeur et guitariste aveugle. La guitare, dont j’ai joué, reste mon instrument préféré.

Votre héros préféré dans la fiction ? Marguerite dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov.

Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? L’abus de pouvoir.

Le don que vous auriez aimé avoir ? Le don d’ubiquité, pour pouvoir faite toutes sortes de choses en même temps.

Comment aimeriez-vous mourir ? De froid, aux pôles, avant la fonte définitive des glaces : j’aime le froid, la glace et les romans de Jack London. Sinon, chez moi, au lit, avec mon chat contre moi. Les chats sont des passeurs merveilleux, ils sont si calmes.

Quelle est la faute chez les autres qui vous inspire le plus d’indulgence ? L’adultère.

Avez-vous une devise ou une phrase qui vous inspire ? «  Il faut écrire comme on plante sa lame dans un corps détesté avec une détermination telle que le sang vous épargne. » C’est de moi, à l’époque où j’étais très en colère mais où je n’ai, à ma connaissance, tué personne. Sauf en imagination.