Esprit, juin 2024, par Michel Herland
Après La Capitale (2019), les éditions Verdier publient un autre « roman de l’Union européenne », toujours par Robert Menasse, qui s’intéresse aux tractations en vue de l’adhésion de l’Albanie. Nous sommes invités à entrer dans l’intimité de quelques fonctionnaires européens : l’Autrichien Karl Auer, célibataire en mal d’amour, et le Polonais Adam Prawdower, qui fit partie dans son jeune âge de l’armée clandestine de Solidarnosc, hanté par la trahison de son frère d’armes, Mateusz, devenu Premier ministre qui renie tous ses idéaux démocratiques. Du côté albanais, il y a d’abord le Premier ministre, le Zoti Kryeminister, personnage haut en couleur (ancien joueur de basket et peintre, comme son modèle Edi Rama, le Premier ministre actuel), et sa garde rapprochée : le poète Fate Vasa spécialiste des plans tordus, Ismaïl Lani, le porte-parole qui a des états d’âme, la juriste Baia Muniq, qui vivra une histoire d’amour avec Karl Auer. Parmi les nombreux autres personnages, on s’attache particulièrement à Starek, le cousin de Karl, commissaire de police chargé à Vienne des enquêtes sur les objets volés, et à Ybere, la journaliste albanaise qui aurait pu entamer une romance avec Ismaïl Lani. Nous découvrons, au fil des pages, leur passé.
Nous apprenons également beaucoup de choses sur l’histoire de l’Albanie et de son héros national, Skanderberg (1405-1468), qui s’illustra dans la lutte contre l’Empire ottoman et que l’on représente traditionnellement coiffé d’un casque surmonté d’une tête de chèvre. On découvre en outre l’importance toujours actuelle du kanun, le code d’honneur des Skipetars (autre dénomination des Albanais), mais c’est bien le casque qui se trouve au centre de l’intrigue. Pour contrer l’opposition des pays de l’Union hostiles à l’adhésion de l’Albanie, Fate Vasa propose que le Premier ministre, couvert du casque, se proclame le chef de tous les Albanais par-delà les frontières de son État et constitue ainsi, au moins sur un plan symbolique, une Union des Balkans, riche de ses matières premières et soutenue par les Chinois.
Les plaisantes péripéties liées au casque et les ruminations d’Adam Prawdower sont les supports d’une histoire dont le seul défaut est qu’elle peine un peu à finir. On appréciera peut-être encore davantage tous les à-côtés, les histoires individuelles et les remarques en passant, comme cette réplique d’un diplomate français à Baia Muniq : « Je sais que votre Enver Hoxha a étudié chez nous. Comme Khomeini et Pol Pot. Et Che Guevara n ’est-il pas venu à Paris… ? Peu importe, je préférerais que vos héros de la liberté ne fassent pas d’études en France, où manifestement ils comprennent tout de travers. » On s’arrêtera aussi bien sur ce passage qui semble résumer la philosophie politique de l’auteur : « Même quand on admet que la volonté politique, pour réussir, a besoin d’une dose convenable de spectacle et de symbolique, on ne peut qu’être déçu malgré tout en ne voyant au bout du compte qu’un énorme volant qu’une équipe de spécialistes s’acharne à faire tourner, sans avancer ne serait-ce que d’un mètre. »