L’Obs, 13 juin 2024, par Didier Jacob
Handke essentiel
Depuis toujours, Peter Handke tient son journal. C’est l’antichambre de son écriture, le laboratoire où il expérimente ses idées nouvelles, la salle de fitness où il se confronte aux poids lourds de la littérature. N’allez pas croire, cependant, que vous y trouverez le récit de ses voyages ou de ses dîners en ville. Handke, c’est l’anti-frères Goncourt. Si une bombe atomique tombait sur son village (il réside en France depuis de longues années), vous seriez, en lisant son journal, les derniers à en être informés. Tenez, son prix Nobel. Ça n’est pas tous les jours que ça vous tombe sur le poil. Eh bien quand il le reçoit, en 2019, il n’y fait aucune allusion. Comme Kafka qui, le 2 août 1914 (l’Allemagne venant de déclarer la guerre à la Russie), notait dans son Journal : « Après-midi piscine. » Que trouve-t-on donc dans Dialogues intérieurs à la périphérie ? Des aphorismes qui semblent droit sortis du cerveau de Parménide. Des observations sur le monde qui nous entoure, où l’on sent que l’écrivain n’a pas seulement les pieds sur terre, mais enracinés dans le sol essentiel. Un monde où le paysage tient le rôle principal, secondé par des intervenants divers : merles qui dialoguent sur la branche, flocons tombant dru, vent murmurant. Et toutes ces phrases qu’il a entendues ici ou là, et qu’il a saisies au vol, glanées comme des châtaignes. Quel art il a, Peter Handke, de tout dire en peu de mots ! Jusqu’à friser l’obscurité parfois mais, au royaume des imbéciles où la clarté se croit toute permise, n’est-ce pas le luxe ultime que de savoir dialoguer avec l’incompréhensible ? Bonheur aussi d’entendre Handke évoquer ses incessantes lectures : Tolstoï, Machado, Pindare ou Stifter, Balzac aussi jusque dans ses romans qu’on ne lit plus (La Cousine Bette). Handke comme un phare surplombant l’océan du verbiage universel. Écoutons-le, écoutons la langue renaître.