Libération, 15 juin 2024, par Virginie Bloch-Lainé
Une déportée en toutes lettres
Isabelle Cohen raconte sa mère.
Cette biographie, cette lettre à une mère, ce poème, car ce livre relève de ces genres divers, « va de A à Z comme le mot Auschwitz pris à la lettre ». Il est « l’ordre et le désordre ». Par sa structure, son ton, littéraire mais sans manières, sa façon de laisser des blancs au milieu les phrases (ils marquent l’humour ou l’émotion), par sa tendresse contenue, il ne ressemble pas aux autres écrits sur les camps, contrairement à ce que son titre indique, Revenir, raconter. Il faut le lire pour ces singularités. Il reflète le chaos créé par la déportation chez celle qui l’a vécue, la mère de l’autrice. C’est un texte bouillonnant, animé, comme s’il nous était dit par une personne que nous venions de rencontrer et qui dresserait en urgence le portrait d’une femme complexe, pressée, surmenée, obstinée, une mère. Isabelle Cohen, l’autrice, est la fille de Marie-Élisa Nordmann, née en 1910, déportée pour faits de résistance à Auschwitz le 24 janvier 1943, dans le même convoi que Charlotte Delbo. Elle fut transférée à Ravensbrück puis à Raïsko, à deux kilomètres de Birkenau, pour travailler au laboratoire d’agronomie de ce camp: «Il y a eu Raïsko sinon je ne respirerais pas», écrit Isabelle Cohen. Rentrée à Paris le 1er mai 1945, sa mère y meurt en 1993. Trente ans après, Cohen raconte la trajectoire de sa mère, une survivante qui a beaucoup témoigné de l’extermination mise en œuvre par les nazis. La mère de sa mère a aussi été déportée puis est morte gazée à Auschwitz. Le petit frère de Marie-Élisa Nordmann, Philippe, est mort à Bergen-Belsen.
Elle était la cousine du résistant Léon-Maurice Nordmann, cofondateur du réseau du musée de l’Homme, fusillé au mont Valérien en 1942. Elle était chimiste. Très peu de temps après sa libération, elle fut engagée au Commissariat à l’énergie atomique dirigé par Frédéric Joliot. En 1950 elle signa un appel exigeant l’interdiction de l’utilisation de l’arme atomique. Joliot fut débarqué, elle aussi deux ans après : « J’ai été foutu à la porte en même temps que Joliot / Refrain de notre jeunesse qui se révèle faux. » Elle était communiste, courageuse, mère de quatre enfants dont un, [Francis], était né avant la guerre. Les trois autres sont « nés la tête la première pour te remettre à la vie ». Elle a présidé l’amicale des déportées d’Auschwitz de 1950 à 1991 : « Les mots ami amie amis amies étaient premiers ». Cohen cite l’ethnologue Germaine Tillion qui, faite prisonnière à Ravensbrück, disait devoir sa survie à une « coalition de l’amitié ». Dans les cérémonies, Nordmann ne passait pas inaperçue : « Annette Wieviorka explique dans son livre Auschwitz, soixante ans après, que tu es “l’orateur vedette de la cérémonie pour le dixième anniversaire de la libération du camp”. » Un jour de 2016 où elle ne parvient pas à respirer, Isabelle Cohen est hospitalisée et décide de ne pas rédiger ce livre sur sa mère de manière linéaire, mais sous la forme d’un abécédaire : « Le “je” du récit m’étouffe. » À la fin de son travail d’écriture, elle s’aperçoit que manque une entrée à la lettre « I ». I comme Isabelle. À la lettre Z, elle rappelle qu’Auschwitz était « la destruction de A à Z ».