Art Press, juillet 2024, par Esther Teillard
Tragédie spectrale
Romancier, poète, critique, lépidoptériste, traducteur… mais c’est en dramaturge que nous retrouvons Vladimir Nabokov avec La Tragédie de Monsieur Morn, une pièce de théâtre écrite pendant l’hiver 1923-1924, jamais publiée ni jouée de son vivant.
Écrite alors que l’auteur n’a que vingt-quatre ans, et sous pseudonyme, La Tragédie de Monsieur Morn prend sa source dans un contexte historique particulier – l’abdication du tsar Nicolas II de Russie et le coup d’État bolchévique de 1917 – ainsi que dans un drame personnel, le père de Vladimir Nabokov, membre du parti constitutionnel-démocrate, ayant été abattu à Berlin lors d’un attentat monarchiste l’année précédant le début de l’écriture.
La pièce ne paraîtra en Russie qu’en 1997, mutilée et privée de son dernier acte. Ce n’est qu’à la faveur de longs travaux de recherche qu’elle sera publiée en 2008 dans sa quasi-intégralité, certains passages demeurant toujours introuvables. La présente traduction française en décasyllabe de Sophie Bernard-Léger et Daria Sinichkina aux éditions Verdier est inédite.
Monsieur Morn, tragédie en cinq actes, se déroule dans un pays d’Europe fictif terrassé par une guerre civile. À sa tête, un roi épris d’art dont personne ne connaît l’identité suscite interrogation et convoitise. Lors de la scène d’exposition, Tremens, le chef nihiliste des révolutionnaires, complote, tandis qu’en coulisse, Ganus, un ancien dissident revenu du bagne, retrouve sa femme Midia dans les bras du roi et sacrifie la prospérité du royaume pour obtenir vengeance. Tous les éléments sont en place pour un désastre. Du lever au tomber du rideau, la menace plane, les hommes sont lâches et envisagent le suicide, les femmes se perdent et trahissent leur promesse. Les thèmes de la tragédie sont offensifs : pouvoir, disgrâce et trahison. La pièce est construite comme une partie d’échecs – activité favorite de l’écrivain –, où les destinées sont jouées d’avance.
L’écriture fulgurante du jeune Nabokov s’inscrit dans la droite ligne de celles de ses aînés, Mikhaïl Lermontov et Alexandre Blok, à qui il rend hommage, mais reste néanmoins inclassable. Moitié Shakespeare, moitié Boulgakov, les personnages de La Tragédie de Monsieur Morn oscillent entre intensité extrême et burlesque oriental. Les fantômes de la pièce ressemblent à ceux de Woland et d’Othello : un invité mystérieux annonce les drames à venir lors d’une réception majestueuse ; un convive, déguisé en Maure de Venise, sème le trouble chez les invités ; une femme ne reconnaît pas son mari. Soudain, un rire grinçant se fait entendre…
Illusions noyées, âmes en arlequin, larmes inconsolables, motifs fétiches de l’auteur, c’est bien à un drame russe que nous assistons. Pourtant l’innocence perdure, l’espérance est envisageable et la beauté érigée en loi : « Il n’y a point de péché sur cette terre, aime, consume-toi, tout est utile et beau. » Car, par-delà la tragédie, la pièce est une ode à la naïveté et au rejet de la morale.
Beauté et violence
Dans Autres rivages, son autobiographie parue en France en 1961, Vladimir Nabokov raconte le grand regret de sa vie : être passé à côté de la peinture, lui qui rêvait de manier la couleur. Son écriture dramaturgique effacerait presque ce remords tant les scènes de bal sont ici picturales et éclatantes. Le tableau est grandiose et les détails somptueux. La Tragédie de Monsieur Morn est une fresque à la James Ensor dans laquelle les personnages défilent masqués en tentant de défier le hasard.
Même si « tout cela n’est qu’un rêve… le rêve d’un poète ivre… », comme le dit le mystérieux personnage de l’Étranger, diseur de mauvaise aventure, il s’agit bien là d’une pièce de théâtre politique, un genre par la suite délaissé par le maître du style. Nabokov l’esthète se fait ici plus discret au profit du rebelle. Malgré le genre inédit et la gravité ambiante qui imprègne ces pages, les inconditionnels de Nabokov retrouveront dans les tirades de Morn la sensualité d’Ada ou l’Ardeur (1975), la poésie de Feu pâle (1965), la beauté et la violence de Lolita (1955) et le coup d’avance de La Méprise (1939). Nabokov dramaturge opère aussi efficacement dans le jeu perpétuel du chat et de la souris avec son public, qui ne sait jamais dans quelles étranges contrées le maître emmènera ses personnages : « Mais patience… Ce n’est point l’heure… Il faut attendre… », insiste Tremens avec justesse.
La Tragédie de Monsieur Morn est déroutante et malicieuse, à l’image de son auteur. Le rideau se lève sur des personnages en danger, le ton est tourmenté, le duel se fait attendre, mais aucun drame en suspens ne saurait faire ombrage à l’incandescence du lyrisme nabokovien. Pas même sur les planches d’un théâtre ne renonce-t-il à mettre en scène ses deux obsessions principales : les reflets lumineux et les clavicules des femmes.