Libération, 22 juin 2024, par Frédérique Fanchette
Vu d’un cercle, de gel et de glaise
Un recueil de nouvelles tendres et cruelles par Michel Jullien.
Pendant longtemps Michel Jullien a été alpiniste. Deux nouvelles de son recueil témoignent de cette passion pour la montagne. Dans « Haute cabane », apparaît l’astronome Janssen, personnage qui a réellement existé, et son obsession à l’entrée du vingtième siècle : installer un observatoire au sommet du mont Blanc malgré les mises en garde. L’installation finit dévorée par la glace. La description de ce désastre à travers les yeux de Joseph Vallot, l’un des proches de Janssen est saisissante : « Aux derniers temps il s’est risqué de son propre mouvement dans la baraque engloutie. À peine entré il découvre un incendie en blanc, vivace et durci, un feu caillé. Les salles ont un air de lendemain de fête, les parois ont pris du ventre, quelques planches murales rigolent aux jointures, elles bavent de neige. Plusieurs foudroiements se sont invités dans les lieux, des convives de tonnerre, des orages alcooliques. Ils sont venus boire un coup à l’observatoire, ils ont trinqué avec la ferraille, ils ont arraché du plancher l’escalier hélicoïdal […] Un sabbat figé duquel émanent d’inquiétants cliquetis comme prélude au sinistre. »
L’autre nouvelle montagnarde est celle qui donne son nom au recueil, « Vu du cercle ». Un alpiniste autrichien peu chevronné est parti pour la grande ascension. On est toujours au début du vingtième siècle. Depuis l’hôtel du Mont-Blanc, des touristes entre le petit déjeuner et le dîner observent la marche du casse-cou à travers une lunette braquée sur la montagne. On commente, des pronostics fusent, on délaisse son assiette pour retourner à la lorgnette. La nouvelle est d’une parfaite cruauté, rehaussée par les mœurs policées de cette bonne société en villégiature. L’image de l’homme égaré qui tombe, se redresse, peine dans ce cercle lumineux fait penser aux films muets burlesques. Sauf que l’alpiniste va certainement mourir. La nouvelle se termine froidement. Trop de nuages, on couvre de velours la lunette et « on changea d’instrument. Un gramophone à gros pavillon. Du fumoir montèrent les premières mesures de Strauss, une valse ».
Les treize nouvelles de Michel Jullien, né en 1962, offrent chacune une plongée dans un monde en soi, et on peut dire que chacune est comme vue dans un cercle. On s’y sent happé et en même temps une distance demeure. Il faut dire qu’il présente des destins auxquels il est difficile de s’identifier, des « vies minuscules », comme sortis des pages de vieux journaux de campagne restés au grenier. Ainsi la Jacotte du lieu-dit de La Jacotte, veuve d’un mari chaudronnier alcoolique et violent. Michel Jullien raconte les dernières heures de cette femme dévorée par des tumeurs dans sa maison assiégée par la végétation. Son style luxuriant fait entendre les façons de dire et de penser d’alors, et toujours se maintient ce ton de tendre cruauté.
Un frère et une sœur enfermés dans un destin de quincailliers de village, un obscur préposé à la British Library obsédé par les listes, un adolescent escrimeur baptisé « Élie le hongre » par d’autres boutonneux la ronde des invisibles se poursuit. Avec la plupart du temps, quelque chose de fou et d’extravagant qui fait se soulever le couvercle de la marmite existentielle. Chez les quincailliers, c’est cette fantaisie du père, se rendre chaque début janvier sur un sommet dont la taille est le chiffre de la nouvelle année. Chez l’homme en blouse de la British Library, c’est son goût pour les bas de nylon. Mais la nouvelle la plus déjantée est celle sur ces cinq octogénaires lancés dans une fournée géante de bols – « le bol, c’est l’alexandrin du potier, la mesure métrée » – théières, assiettes. Voici « Le dernier feu à Ferrassières ». Les cinq « compagnons de glaise » vont pendant des heures alimenter les vingt mètres cubes du four. « C’est un étrange ballet des stères à l’alandier, risible, désolant, cinq octogénaires en marcel offrant leurs rations de bois, les coudes à l’os comme on voit aux rotules des compas et les bras parcourus d’une peau inemployée. » Après celui de l’observatoire englouti, une autre sorte de sabbat.