Le Monde des livres, 28 juin 2024, par Hédi Kaddour

Peter Handke, tous sens en éveil

Un nouveau volume des carnets du Prix Nobel 2019 paraît, bréviaire de pensées aiguisées et d’humour pince-sans-rire né de ses lectures et de ses promenades.

Sous le titre Dialogues intérieurs à la périphérie. 2016-2021 paraît le plus récent volume des carnets que Peter Handke publie depuis une quarantaine d’années. Ces Dialogues… se présentent comme une suite de fragments à la datation allégée, en six parties, une par an. Le mot « fragment » ne rend d’ailleurs pas justice au rythme de cette écriture qui n’a rien de statique ; il faudrait plutôt, pour la décrire, se servir du verbe allemand läzen – que l’auteur emprunte au Willehalm, un poème de Wolfram von Eschenbach, daté du dix-huitième siècle – et qui signifie « faire siffler la flèche à partir de l’arc ».

Tandis qu’il fait siffler ses flèches, Handke travaille à un roman, La Voleuse de fruits (Gallimard, 2020), et à une pièce de théâtre. Quand il n’écrit pas, il lit le Journal, de Delacroix, le Kyoto, de Kawabata, ou les poèmes de Machado. Toujours, il a Guerre et Paix à portée de main. Dans ce roman monde, les personnages les plus intéressants à ses yeux sont aussi les moins « héroïques » : Pierre et Marie, « les maladroits ». Handke jalouse Tolstoï, qui a besoin de si peu pour donner à voir un personnage dans sa profondeur (« les pas lourds de la princesse Marie »). Il lit ses nouvelles, dont « Bonheur conjugal », qu’il nomme « évangile de la tristesse à deux ». Il revient toujours à Tolstoï, en se demandant si c’est parce qu’il « réveille l’orgue silencieux en[lui] … ou juste la guimbarde ancestrale ».

Papillons et pissenlits

Puis il referme ses livres et sort marcher dans la campagne. Il rate parfois le plus important d’une promenade : « Ah, j’ai manqué le premier vol de papillon citron ! – Quand est le prochain vol ? – Demain à la même heure. » Il se rabat sur le « jaune des fleurs de pissenlit : un jaune total ». Parfois, le seul adjectif de couleur lui paraît insuffisant : « Au lieu de “marron”, “vert” “jaune” dis de temps à autre, ici et là, “couleurs de mousse” », note-t-il, comme s’il se donnait un conseil à lui-même.

Au-delà des beautés conventionnelles, il s’intéresse aux araignées ou aux bourdons : « Que veulent-ils donc, les pauvres bourdons, quand ils se cognent contre les fenêtres dans le froid du premier printemps, avant de tomber morts, gelés, dans l’herbe ? » Autre bruit, repéré par l’oreille très fine de l’auteur, celui du « pas soigneusement feutré de la factrice qui, dans quelques jours, fera sa “dernière tournée” avant de partir à la retraite ». Beaucoup d’objets sont également à la retraite, comme, dans le jardin du voisin, « les balançoires non balancées qui pendent. – Les enfants d’autrefois ne sont justement plus des enfants. – Oui, c’en est fini de se balancer ».

La griffe de l’ironiste

Mais Handke ne serait pas Handke si ses observations n’étaient empreintes de ce sens du « komisch » (« comique ») qui est sa marque de fabrique : « L’homme qui s’est suicidé… comment, d’après les dires du raconteur du village, il reposait dans son cercueil avec un visage déçu. » Une affiche dans une gare de banlieue peut prendre le relais de ce raconteur : « En cas d’attaque terroriste, ne pas courir vers les forces de l’ordre ! » La griffe de l’ironiste peut également – de façon détournée – viser une cible bien plus vaste, à travers une citation de Goethe, qui, en 1770, dit du gouvernement de la France « qu’il fait voir son énergie au mauvais endroit ».

Lorsqu’il en finit provisoirement avec le monde extérieur, Handke quitte la périphérie pour rentrer chez lui et reprendre ses dialogues avec lui-même, dialogues qu’il pousse jusqu’à la contradiction : « Contredis-toi toi-même plus résolument que ton prochain. » Il ouvre Faulkner, Lumière d’août (Gallimard, 1935) et, de nouveau, il retrouve la contradiction, celle qui retient ici « main dans la main la bonté fondamentale [de l’auteur] et la cruauté de son regard incisif ».

Enfin, Handke revient à ses pensées : « Les pensées pâles, sans couleur, n’en sont pas – ne sont pas. Mais sitôt qu’elles se colorent, rougissent, bleuissent, verdissent (elles deviennent de vraies pensées) même si, en dessous, elles noircissent et deviennent grises. » Chez Proust, dans la cuisine de la grand-mère, c’étaient les odeurs qui devenaient visibles ; Handke, lui, peut entendre ce qui est caché, « la chute des dernières feuilles de tilleul sur la table du jardin », et il le fait en aiguisant son regard. C’est aussi ce à quoi nous invitent ces Dialogues… : « À vrai dire, on devrait regarder bien davantage. »