Le Monde des livres, 28 juin 2024, par Xavier Houssin
En des contrées inexplorées
Dans une tendre chronique intime, Francesca Pollock raconte son beau-fils lourdement handicapé.
Le Carnaval d’Arlequin est un tableau de Joan Miro du milieu des années 1920. Le peintre catalan y dynamite la scène de genre, éparpillant aux quatre coins de drôles de visages, des bestioles, des formes, des objets. Façon d’exprimer l’inquiétante étrangeté du monde. Mais, au-delà, ce qui emporte, c’est aussi la couleur, les couleurs. Elles rythment la toile, l’accentuent, la relèvent, donnant, dans leur mouvement, une sorte de reflet pris dans le miroir du titre. Comme si le personnage de la commedia dell’arte avait furtivement traversé la composition, abandonnant partout les pièces de son costume bariolé.
Ferdinand des possibles raconte les aventures d’une sorte d’Arlequin. On y parle d’étrangeté et de couleurs, mais aussi d’esquisses et de signes, de bienveillance et d’amour. Francesca Pollock y trace, ligne à ligne, en pleins et déliés, et depuis l’enfance, le portrait de son beau-fils, découvert grand adolescent, jeune adulte, au moment où elle rencontrait son père (« l’homme dont je me suis éprise »).
Sans mots, sans sons, sans forces
Ferdinand, trente-deux ans aujourd’hui, est « différent ». Il est atteint du syndrome CHARGE, une maladie génétique rare qui rassemble une lourde palette de malformations et de déficits neurosensoriels. Sourd, muet, malade si souvent, perdant l’équilibre, il a grandi sans mots, sans sons, sans forces. Pour un peu, cela aurait été sans images aussi. Car, s’il voit très mal, il voit tout de même. Les médecins ne lui donnaient que quelques jours à vivre, mais c’est sa mère qui meurt, quand il a deux ans, d’un cancer détecté à sa naissance. Comment ne pas croire au mauvais sort, aux mauvaises fées des contes ?
Le livre de Francesca Pollock est une histoire de traverse, d’autre voie, d’autre chemin. De sentiers cachés, de franchissements de frontières. Avec Ferdinand, on réapprend à marcher, pas à pas. On avance dans des contrées inexplorées. Agrippé comme on peut au fil enchevêtré de pensées sans mots. Sans vrais mots. Au centre spécialisé qu’il fréquentait, chacun n’était pas loin de croire qu’il n’apprendrait rien, mais il y avait happé des bribes de la langue des signes, et, un jour, devant une boîte de crayons, il s’est mis à « signer » les couleurs. « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ». Petit Rimbaud sans parole. Le nuancier se dépliait enfin. Le silence était devenu vivant et polychrome.
« Il y a quelqu’un là-dedans », a toujours dit son père. C’est lui qui l’a porté à la hanche jusqu’à l’âge de cinq ans. Lui qui l’a accompagné sans cesse. Le récit le place en permanent filigrane. L’un ne va pas sans l’autre. Ferdinand aime passionnément les réfrigérateurs, les gares, les drapeaux, les voyages. Il marque son contentement, son immédiat bonheur plutôt, en se livrant à des « danses de la joie », ces vives saccades où il ressemble, tapant des pieds, agitant les bras, à un oiseau battant des ailes à l’envol.
« Tu te tiens à l’orée du monde. » Un grand élan de tendresse et de reconnaissance embarque cette chronique intime qui ne cache pourtant rien des détresses, des inquiétudes, des révoltes. Mais Francesca Pollock la tient comme un cahier d’exercices de courage et d’émerveillements. Une leçon, si l’on veut. Et les jours se déclinent au présent dans une succession d’aurores. Les couleurs neuves du temps. Et celles du manteau d’un Arlequin déroutant, charmant.