Libération, 28 juin 2024, par Mathieu Lindon
Vladimir Nabokov, l’amour qui fait « splaf »
Publication de La Tragédie de Monsieur Morn, pièce inédite en français avec la révolution de 1917 en toile de fond.
La Tragédie de Monsieur Morn est une pièce en cinq actes et en vers de Vladimir Nabokov (né en 1899 et mort en 1977), inédite en français où elle est aujourd’hui traduite en décasyllabes, et qui n’a jamais été publiée ni représentée du vivant de son auteur. Elle a été écrite de décembre 1923 à janvier 1924 à Berlin, où le père de Vladimir a été assassiné dans un attentat monarchiste le 28 mars 1922 et où Vladimir a rencontré Véra Slonim (qui deviendra Véra Nabokov) le 8 mai 1923. La révolution de 1917 est la toile de fond de la pièce, avec l’amour et la Russie. « Si Nabokov inscrit son texte dans une filiation avouée avec le drame shakespearien [Othello, ndlr], il le place également dans le sillage de la tradition dramaturgique russe », écrivent les traductrices Sophie Bernard-Léger et Daria Sinichkina dans leur présentation. De son côté, Brian Boyd a écrit dans sa longue biographie (Gallimard, 1992), après avoir défini la pièce comme l’« œuvre la plus importante, et de loin, que Nabokov ait alors écrit dans quelque genre que ce soit » : « La seule tragédie irrémédiable de La Tragédie de Monsieur Morn est le sort du texte. » Plutôt que de le publier, les Nabokov avaient offert le manuscrit à la bibliothèque du Congrès, à Washington, puis il s’est révélé « que des pages entières des deux dernières scènes, peut-être un dixième du texte total, ont disparu ».
Le lieu où se déroule la pièce n’est pas précisé mais « l’étranger », qui « arrive du vingtième siècle » et « chuchote » le nom du pays sans que les spectateurs l’entendent ni les lecteurs le lisent, suscite ce dialogue : « Quoi ? Ça ne me dit rien… — Mais si, voyons ! Dans les contes pour enfants, / tu ne te souviens pas ? Les illusions… / les bombes… les églises… les tsarévitchs d’or… / les révolutionnaires en pardessus… et / les tempêtes de neige… » Il y a un roi, puis plus, du fait d’une révolution dont le caractère sanglant est décrit avec légèreté : « Une nouvelle splendide ! / Dans le faubourg une foule euphorique / a fait exploser une école ; cartables / et règles jonchent la place ; près de trois cents / gamins sont morts. Tremens est très content. » Car « le fou en chef » s’appelle Tremens, comme un delirium. À un moment, il demande qu’on lui prête une camisole. « Il y a longtemps / que je l’aurais fait volontiers, seulement / celles que j’ai sont trop petites pour toi… » C’est encore à lui qu’on s’adresse quand la torture manque de bras. « Et personne / pour mener l’interrogatoire… Tes aides – / comment te dire – ont la nausée… »
« Laisse mes genoux tranquilles ! »
Mais c’est l’amour qui engendre des supplications ayant pour seul effet de s’attirer cette réplique : « Laisse mes genoux tranquilles ! » « Penser fait peur », dit le poète lâche qui estime aussi : « mes pensées vont tout éclabousser ! » Ces éclaboussures sont à prendre au sens propre, puisqu’elles arriveront après que « le plomb viendra frapper / ma cervelle, comme une pierre la fange luisante – / splaf ». C’est ce lâche (mais tout le monde peut changer) qui est amoureux et dit l’horreur que c’est, « le fait que dans mon sang ait élu /domicile un sentiment larmoyant, / mélange de jalousie insoupçonnée, / de soif réprouvée et d’une tendresse telle / qu’en comparaison tous les couchers de / soleil ne sont que des flaques de peinture / pour maçonnerie ». On voit que le jeune Nabokov se garde déjà de la grandiloquence et du sentimentalisme. « Que sont les passions ? / Des erreurs de traduction… Qu’est l’amour ? / Une rime perdue lors du passage dans notre / langue au rythme différent… Il est grand temps / pour moi de regarder l’original !… » « Comment je fais pour vivre, moi ? » demande un personnage, mais un autre a une préoccupation toute différente : « j’ignore comment mourir, et c’est trop tard / pour moi d’apprendre, je n’ai plus le temps ! »
L’amour peut tenir à la façon dont une femme descend un escalier, « toujours / plaçant le même pied devant – comme le fait / un enfant ». Après qu’elle a renversé son verre sur sa propre robe, on apprendra comment réparer ça : il paraît que « des larmes de bonheur […] viennent à bout de toutes les taches ». Car malgré le sang et les carnages, la pièce n’est pas que tragédie. Surtout en ce qui concerne Monsieur Morn lui-même pour qui la mort n’est pas au bout du revolver. Il y a eu un roi, puis plus, puis à nouveau. Il y a « la tendresse – petite sœur de / la mort – cette tendresse muette et lumineuse / qui se lève quand une femme part pour toujours ». Et il y a le cœur qui « a fait peau neuve ». « L’oubli m’a fait don de la liberté… » L’amour, la révolution.