Art Press, septembre 2024, par Louis Andrieu

Fragments d’ironies

Ce recueil d’aphorismes, dont le style rappelle fortement le Nietzsche de Humain, trop humain et d’Aurore, peut se lire au premier regard comme une compilation d’ironies. Peter Handke aime accumuler les propos étranges de l’époque ou les situations incongrues, les relever sans les conspuer. L’absence de propos politiques ou intimes dans le volume renforce cette impression de petits riens rappelant les dessins de Lewis Trondheim en plus distant puisque l’auteur ne s’inquiète pas ici de la familiarité ou du sentiment de connivence du lecteur. Les nombreux extraits des œuvres théâtrales composées pendant la période du livre (2016-2021) paraissent tout aussi hermétiques pour qui ne les connaîtraient pas. L’enchaînement du texte en courts paragraphes n’aide pas à l’immersion, la lecture devant se faire en acceptant ce rythme court et en se partageant entre le sourire et l’interrogation. Rarement livre présenté comme un carnet ou des notes personnelles parut-il aussi peu en lien avec sa période de composition, voire la personnalité de son auteur. Même le confinement ne fait pas sortir Handke de son principe de détachement, malgré quelques remarques amusées sur les masques ou le nouveau langage de l’époque. Pas de mention des élections, des changements politiques en France ou aux États-Unis ; seul Kylian Mbappé fait l’objet d’un relevé amusé d’un commentaire sur son jeu illisible. Pas de confidences personnelles, pas de confessions idéologiques ni de justifications sur sa vie ou sur son parcours – en dehors d’énigmatiques mentions de révélations new-yorkaises en 1978 ou une apparente mystification autobiographique sur sa mère. Le dramaturge autrichien intrigue bien plus en se rapprochant de Nietzsche pour se livrer à des exégèses néotestamentaires, à s’interroger sur les traductions de certains mots-clés du christianisme, s’amuser à se demander ce qu’il serait advenu si le Christ avait enjoint les témoins de ses actions à en garder le secret. Ses observations, qui ne s’accompagnent pas d’une réflexion personnelle sur la foi ou d’un éventuel anticléricalisme, amusent par leur curiosité sincère. Le lecteur ne parvient cependant pas à les lier à des obsessions ou des questionnements de Handke, à distinguer s’ils relèvent de la trouvaille ou de l’enquête au long cours. L’auteur ne cherche pas à surjouer le conservateur ou l’antimoderne, ce qui forme certes un repos mental dans le genre du carnet d’observations. Même les relevés de néologismes se font dans une complète neutralité, comme un entomologiste plutôt que comme le gardien d’un dictionnaire figé. Au long de ses pages, il convient donc de chercher l’empathie devant l’absence de complicité recherchée par Handke – et sa livraison d’un carnet brut sans volonté de lier les fragments entre eux. Au fond, l’écrivain se distingue bien de Nietzsche en ne proposant pas de thèses, en ne se livrant pas à de grands développements. Ses Dialogues s’apprécient plutôt comme des stances ou des instants accumulés ; tâche au lecteur, comme un spectateur devant un montage expérimental, de chercher le sens des enchaînements.