Le Temps, 21 septembre 2024, par Isaure Hiace
Les dialogues intérieurs de Peter Handke
Paraît en français un volume rassemblant les carnets de l’écrivain autrichien, écrits entre 2016 et 2021. Entre observations, souvenirs et recherche inlassable d’une langue nouvelle, ces carnets constituent une œuvre à part.
Publier ses notes, ou les garder pour soi? Voilà une question que de nombreux écrivains se sont posée, et sans doute aussi de nombreux éditeurs. Si les carnets de Peter Handke, rédigés entre 2016 et 2021, paraissent aujourd’hui en français, grâce à l’excellente traduction de Laurent Margantin, ce n’est pas parce que l’écrivain est désormais auréolé du Prix Nobel de littérature, obtenu en 2019. Plusieurs en effet ont déjà paru car l’écrivain tient quotidiennement un journal, qui n’en est pas véritablement un, depuis 1975. C’est plutôt parce qu’ils constituent une œuvre en soi. Aucun bavardage dans ces notes prises sur le vif, aucun mot en trop.
L’auteur y couche ses réflexions nées de la lecture des Evangiles et d’auteurs qui l’accompagnent, comme Tolstoï, Emily Dickinson ou Adalbert Stifter. Il partage ses interrogations quant aux livres qu’il est en train d’écrire, mais aussi ses pensées, parfois drôles, sur ce qui l’entoure, et des souvenirs. L’enfance et la mère à qui « il doit tout » surgissent sans cesse. Tout comme la nature, omniprésente, que Handke observe avec une acuité singulière, qu’il s’agisse « des fines traces de sautillement des mésanges de branche en branche » ou « du léger tamponnement des étamines des fleurs de châtaigniers lorsqu’elles touchent le sol en tombant ». C’est la nature qui donne le rythme, définit les « seuils dans l’année ». Exemple, parmi tant d’autres: la « période de criaillement des couples de geais, associé à leur jaillissement d’un arbre à l’autre », annonce le « plein été ».
Réinventer la langue
Mais ce qui domine de bout en bout ces carnets est le questionnement constant de Peter Handke sur le langage. L’écrivain n’a de cesse de sonder l’usage quotidien que nous faisons de la langue, puis la triture, la rend malléable pour la réinventer « mot après mot ». Ainsi cherche-t-il le terme pour « le parler des branches d’arbres » : « leur zézaiement, leur susurrement, leur gémissement, leur chuchotement, leur balbutiement, leur murmurement. — Qu’est-ce que ça laisse entendre? — Traduis-le! » Handke avance à tâtons dans cette recherche, dialogue avec lui-même, prenant le lecteur à témoin. Les mots « idéal » et « incomparabilité » reviennent comme des leitmotivs, preuve que la tâche de l’écrivain est difficile: « Retenir, communiquer, transmettre le saisissement de l’émotion. » Mais est-ce seulement possible? Il est fascinant d’assister aux efforts de Peter Handke pour y parvenir, lui qui a fait de la sensation vraie et du mot juste l’essence de son œuvre. Et ainsi, une œuvre se fait sous nos yeux, mais elle n’est jamais figée, jamais définitive. Peter Handke ne conclut d’ailleurs jamais ses phrases d’un point, preuve que c’est ce mouvement même qui est littérature.
Cette langue amène la palette nécessaire à la nuance d’une pensée car « les pensées pâles, sans couleur, n’en sont pas. Mais sitôt qu’elles se colorent, rougissent, bleuissent, verdissent […] Bienvenue pensée! » Les réflexions que Peter Handke fait naître d’abord en lui, puis en nous, lecteurs, sont profondes. Sur notre perception du temps, sur la mort, qui est la présence d’une absence et ne se partage pas car « chacun est seul avec ses morts ». Sur les contradictions insolubles en nous également, sur notre monde et notre manière de l’habiter. Pour cela, ces carnets sont nécessaires, car ils sont ceux d’un « artiste », selon la définition qu’en donne Peter Handke: « [Personne] chez qui la poussière du monde, la soufflée, la poussière qui vole, se transforme et prend forme. »