Marianne, 26 septembre 2024, par Philippe Petit

Le voyage a-t-il toujours une destination ?

Pourquoi partir ailleurs que chez soi ? La réponse paraît évidente. On voyage pour changer d’air, éprouver de nouvelles sensations. Découvrir de nouveaux horizons. Est-ce si évident ? Et si on voyageait pour « ne jamais arriver », se demande l’écrivaine Béatrice Commengé dans un livre, Ne jamais arriver, paru aux éditions Verdier. Explications.

Pourquoi voyager ? Pourquoi ne pas voyager ? On se souvient de l’exclamation de Claude Lévi-Strauss à la fin de Tristes tropiques (1955) : « Adieu sauvages ! Adieu voyages ! » À première vue, on voyage pour arriver quelque part. C’est ce qu’on appelle une destination. Mais on voyage surtout pour élargir son expérience et pouvoir revenir comme Ulysse à son point de départ. Ethnologue, aventurier, touriste, écrivain : les candidats sont légion dans cette catégorie.

L’écrivaine Béatrice Commengé, qui est née en 1949 à Alger, opte pour une solution intermédiaire dans un livre au titre énigmatique : Ne jamais arriver. Fille de pieds-noirs, arrachée à sa terre natale, elle a traversé plusieurs fois la Méditerranée avant d’être rapatriée en métropole pour de bon, de l’autre côté de la mer. Elle sait ce que signifie le voyage avec aller et retour et le voyage sans retour. Elle le sait si bien qu’elle préfère au ferme accomplissement du trajet, la rêverie qui maintient l’exilée dans une zone incertaine où le but du voyage compte moins que le désir d’en suspendre l’arrivée.

La douceur du voyage

Ce but, il était au départ assez clair. Elle décide un jour de partir rejoindre l’île où le poète Ovide fut relégué par l’empereur Auguste dans un port lointain de la mer Noire. L’épidémie de Covid-19 retarde son expédition. Elle s’y rend après le confinement, en 2023. Elle a quatre pays à traverser : Italie, Grèce, Bulgarie, Roumanie. Ovide dans son sac, elle tente de suivre le trajet qui a mené le poète à cette île qu’on appelle « Insula Ovidiu » sur la côte roumaine, devenue aujourd’hui une sorte de Grande-Motte planétaire où se précipitent les investisseurs pour construire de vastes ensembles touristiques, non loin des vieux palaces, tel l’Hôtel Carol, dont les prix défient toute concurrence.

Béatrice Commengé aime se laisser porter par le hasard, les rencontres. Elle se repère assez vite dans l’espace, dans les petites villes italiennes ou autres. Parfois, elle se sépare d’Ovide qu’elle connaît par le menu, elle bifurque, abandonne, parfois, elle retrouve sa trace et s’en réjouit. Elle hésite entre « ne jamais arriver » , prolonger indéfiniment la douceur du voyage, et « ne pas arriver » ne pas toucher au but, ne pas entrer en possession d’un objet interdit.

Moralité ? Béatrice Commengé ne franchira pas le pas qui la conduirait à l’île d’Ovide, lequel ne fut jamais aussi vivant que sous sa plume : totalement isolé, loin de Rome, et comme effacé par ses contemporains. Sur plusieurs sites on peut lire que « l’île d’Ovide se bétonne ». L’auteure entrevoit alors « Ovide pétrifié sur son île bétonnée ». Ce qu’elle voulait voir, elle refuse de le voir.

(Source de l’article)