Le Monde des livres, 4 octobre 2024, par Christine Lecerf

Terre nourricière, terre nazie

Dans Le Champ, l’écrivain autrichien Josef Winkler met au jour les silences fétides de son père sur les engagements de sa famille pendant la guerre. Puissant.

Toute l’œuvre de Josef Winkler est un véritable labour du passé. Né en 1953, dans les Alpes autrichiennes, auteur d’une vingtaine de romans, dont Das wilde Kärnten (« la Carinthie sauvage », 1995, non traduit), Requiem pour un père ou L’Ukrainienne (Verdier, 2013 et 2022), ce fils de paysans s’est progressivement imposé comme l’une des voix les plus puissantes de la littérature autrichienne, en tournant et retournant les mêmes arpents de ses souvenirs d’enfance en Carinthie : Kamering, son village natal « en forme de croix », la ferme familiale, un père violent, une mère mutique, un oncle ancien SS, le rituel des messes et des moissons, les vapeurs d’encens et les silences fétides. Dans ce nouveau récit, Le Champ, écrit à la suite d’une macabre découverte, Josef Winkler exhume le cadavre de l’histoire, enfoui dans les silences coupables. Et creuse toujours plus profondément la terre de ses origines.

Tout commence par la lecture d’un ouvrage de l’historien Johannes Sachslehner sur le grand criminel nazi Odilo Globocnik, responsable de l’Aktion Reinhard qui, entre mars 1942 et octobre 1943, a causé la mort de plus d’un million et demi de juifs, en Pologne. À son grand effroi, Josef Winkler découvre que l’» assassin de masse » gît, depuis mai 1945, dans un pré communal, tout près de la ferme familiale. Originaire, lui aussi, de Carinthie, Globocnik était revenu à la fin de la guerre se cacher au pays. Capturé par les Britanniques, il s’était donné la mort en mordant une capsule de cyanure, dissimulée entre ses dents. Le curé du coin ayant refusé d’inhumer l’» exterminateur de juifs » dans son propre cimetière, on avait creusé un trou et enterré le corps, sans marque. Dix ans plus tard, un « admirateur incorrigible d’Hitler » avait recherché les os de Globocnik pour lui donner une sépulture, mais en vain. Le « squelette pourrissant du nazi sanguinaire »était donc resté là, dans ce champ où toute la famille Winkler, père, mère et enfants, récoltait le blé pour le pain et l’avoine pour les bêtes.

Horrifié par cette découverte, Josef Winkler, pendant plusieurs mois, ne put rien avaler ni écrire. Toute la « cuisine noire » de son enfance était donc contaminée par la « grande circulation du sang de l’histoire ». Le Champ se lit comme une longue supplique au père, à ce tate (en allemand, mot enfantin pour « père ») qui s’est tu : « Gentil tate !Méchant tate !Pourquoi, pourquoi le cachais-tu, pourquoi donc as-tu passé cela sous silence ? » Ce n’est pas un hasard si Josef Winkler a été honoré cette année du prix Franz Kafka. L’écrivain l’a lui-même déclaré à cette occasion : « J’ai relu La Lettre au père [de Kafka] pour pouvoir écrire ce livre. »

Les phrases s’élancent à la recherche de la vérité, longues et lancinantes, sans jamais atteindre leur but. Celui qui a gratté l’insigne SS sur la photo de l’oncle Franz en uniforme, celui qui a ôté avec son ongle le drapeau à croix gammée sur la photo de la maison de ses parents : « Était-ce toi, mon père ? » Questions qui resteront à jamais sans réponse. « Je ne cesse pas d’être ton fils et tu ne cesses pas d’être mon père, si je puis le dire ainsi jusqu’à être étranglé par mes propres mots et qu’ils arrivent, enfin, à me donner, dans un nouveau mutisme, le coup de grâce. » La littérature, selon Kafka, n’est-elle pas précisément cette « hache qui brise la mer gelée en nous » ?

Avec Le Champ, Josef Winkler continue de tracer son sillon dans la grande littérature, celle qui sait hurler ce que l’on ne veut pas entendre. Peu avant la fin, lâchant la bride à son imagination, l’écrivain ose un ultime portrait de famille. Attablés dans la cuisine, les vieux mutilés de guerre parlent entre eux : « Hitla, il savait te les accommoder, les criminels », dit l’oncle Franz. « Il nous faut un petit Hitla, comme ça on aura de l’ordre », renchérit l’oncle Hermann. Et tous de reprendre en chœur, touillant leur soupe brûlante où flottent « quelques yeux de graisse des os de Globocnik cuits et recuits » : « Deux millions on en a liquidé ! » Parsemant le livre de poèmes en langue yiddish, seul écho possible aux innombrables voix qui se sont tues à jamais, Winkler leur donne toutefois le dernier mot. « Laisse tomber, père, inscris la mort dans mon cœur », ainsi pourrait être rendu le titre original de cet impitoyable chant de la terre, magistralement traduit par Bernard Banoun.