Libération, 12 octobre 2024, par Ivet Blanc-Benoît
Que faire du nom dont l’on hérite malgré soi en naissant et qui nous lie aux morts et aux malédictions familiales, mais aussi aux vivants à venir, comme ce « iel » au genre flottant, cet « arrière-arrière-arrière petit·e enfant » à l’autre bout de l’avenir ? La narratrice, comme l’autrice, porte celui de Bentkowski, toponyme d’une vallée de l’Indus où ses ancêtres au hasard d’exils successifs les menant de Pologne en France, ont été contraints de se sédentariser un jour. Elle choisit d’en faire des constellations d’histoires, cousues au sens étymologique du terme en « rhapsodies », qui l’hallucinent selon le magnifique néologisme de son titre : Constellucination. Par « analogies naïves », au fil des dix-huit chants de ce qui relève à la fois du récit, de l’essai, et du long poème en prose, avec une grâce sensible et une douce fantaisie, elle réussit à « coudre les petits bouts du monde glanés dans ce grand patchwork » d’histoires reliées à d’autres histoires. Celles de sa famille, mais aussi celles des mythes grecs, des contes inuits et des légendes aztèques.
Patate en forme de cœur rejetée car non calibrée
On y croise l’oncle Victor, mort à Dachau à vingt-quatre ans, sans avoir pu achever la dernière phrase de son carnet, le grand-père Juliusz, contraint par l’état-civil français d’être déclaré sous le prénom de François, l’écrivain Jean Genet, enfant « refusé par le monde » que l’assistance publique dote du nom d’une fleur jaune et sucrée, Louise Michel née de père inconnu et d’une servante, qui ira se livrer aux Versaillais en mai 1871 pour obtenir la libération de sa mère emprisonnée, Louise qui signait ses poèmes du pseudonyme d’Enjolras, un personnage des Misérables, Eunice Kathleen Waymon et les raisons qui l’ont conduite à choisir de devenir Nina Simone. Des enfants d’esclaves affranchis sont là encore pour nous parler de filiation et de deuil, d’héritage et de descendance. De sociologie aussi. Car comment parvenir à refuser d’hériter d’un nom, d’une histoire ? Comment se défaire d’un passé d’humiliations, de suicides, d’alcoolisme et de trahisons ? De quoi hérite-t-on d’autre alors, quand on n’a ni argent ni propriété ? « Dans tous les sens du terme l’héritage semble inégalitaire, au plus riche il assure de le rester et au plus abîmé de toujours plus s’enfoncer. » Louise Bentkowski convoque autant Pierre Bourdieu que le beau film d’Agnès Varda, Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), où la patate en forme de cœur est rejetée car non calibrée et où les propriétaires mettent de la javel dans leurs poubelles pour que nul ne soit tenté d’y récupérer de la nourriture, car ceux qui n’ont rien n’ont même pas droit à des ordures. D’un chant à l’autre, j’ai été emportée par ce texte où la réflexion politique vient sans dissonance inscrire au cœur de la narration poétique la démarche d’émancipation de l’écriture. Ce livre original et envoûtant n’en finit pas de s’étendre. Il est mon grand coup de cœur de cette rentrée.