Libération, 25 octobre 2024, par Frédérique Fanchette

Entre deux mères

Réédition en version augmentée du récit d’une enfance juive dans le Paris de l’Occupation. Nietzsche /Freud, par exemple. Dans la vie et l’œuvre de la philosophe Sarah Kofman la binarité était partout. Et il fallut un livre paru quelques mois avant son suicide en 1994, un ouvrage déchirant sur une enfance dans le Paris de l’Occupation pour qu’elle mette l’accent sur l’origine de cette aspiration à la binarité. C’est ce qu’elle indiquait l’été de cette même année lors d’une émission sur France Culture. Nietzsche et Freud étaient les deux figures les plus marquantes de son travail philosophique. De même que ses jeunes années se passèrent entre deux pôles, deux femmes solidaires par nécessité mais rivales. Et qu’elle fut également placée entre deux langues (le yiddish et le français) et deux cultures.

Rue Ordener, rue Labat, réédité aujourd’hui en version augmentée, frappa les esprits à sa sortie en 1994. Sarah Kofman racontait par fragments, de façon dépouillée, « sans effort de se réapproprier sa vie », ce que fut son enfance dans les pires temps de la persécution des Juifs. Et si parfois les récits d’anciens enfants cachés se ressemblent, celui-ci apparaît totalement singulier, de par ce déchirement de la petite fille tiraillée entre sa mère biologique et celle qu’elle appelait Mémé ou la Dame de la rue Labat, la femme qui la sauva. Dans le Paris du 18e où se situent les deux rues du titre vivaient de nombreux juifs venus de l’Est au cours des décennies précédentes. Le père de Sarah Kofman était rabbin dans une petite synagogue rue Duc, sa mère était au foyer où vivaient six enfants. Ils habitaient rue Ordener, cette longue artère qui va de la Chapelle jusqu’au pied de Montmartre. Ordener comme ordinaire, et Labat, comme là-bas, l’autre, indique-t-elle dans l’émission susnommée où elle est interrogée par le poète Alain Veinstein et au cours de laquelle la philosophe de 60 ans doit s’interrompre à plusieurs reprises tant elle est au bord des larmes.

Des scellés apposés sur la porte

Le surgissement du malheur dans la vie de l’enfant date du 16 juillet 1942. Le père est arrêté lors de la rafle du Vél d’Hiv. Il ne reviendra jamais. Après la guerre, Sarah Kofman apprendra qu’il a été tué à Auschwitz à coups de pioche et enterré vivant. La mère réussit à mettre ses enfants à l’abri à la campagne grâce à des réseaux. Mais Sarah, sept puis huit ans, ne supporte pas d’être loin d’elle, ne mange pas ou vomit. Feyga Kofman finit par céder et la garde à ses côtés. Elles vivent toutes deux dans l’appartement de la rue Ordener, vont dormir ailleurs quand il y a des rumeurs de rafle. Jusqu’au jour où des scellés sont apposés sur la porte. La mère et la fille atterrissent alors chez Claire Chemitre (« Mémé »), une ancienne voisine.

L’hébergement d’un jour va durer jusqu’à la fin de la guerre. Et cette femme blonde, veuve et aimante, qui risque la mort en cachant des Juifs, va devenir une seconde mère pour Sarah. Ce que la vraie mère supporte mal tout en étant réduite à l’impuissance. Mémé embrasse trop l’enfant selon Feyga qui voit Sarah rhabillée de neuf, recoiffée, nourrie de viande saignante, s’éloigner du judaïsme. Sarah se sent parfois un peu coupable car sa préférence va clairement à Mémé, un épisode relatant la recherche de deux cadeaux pour la fête des mères lui en fait prendre conscience et elle rougit.

Après la libération de Paris, la guerre entre les deux femmes va être frontale. Il y aura un procès devant un tribunal FFI, Mémé aura la garde, mais Feyga viendra chercher sa fille par la force. La famille se reconstitue, Sarah retrouve ses frères et sœurs mais fugue plusieurs fois, est battue par sa mère. Plus tard elle partira dans un foyer pour jeunes à Moissac. Puis ce sera à nouveau Paris, les études menées malgré la réprobation de Feyga. « Mémé », elle, soutient Sarah qui parvient à garder le contact. Dans Rue Ordener, rue Labat, l’autrice rapproche son histoire de deux œuvres : le tableau de Leonard de Vinci représentant l’enfant Jésus avec deux figures maternelles : Marie et sainte Anne. Elle parle aussi d’un film qui l’a toujours fascinée et angoissée, Une femme disparaît de Hitchcock, où une apparemment gentille vieille dame voyageant dans un train se trouve remplacée par une autre au visage fermé, hostile. L’échappée vers Hitchcock se prolonge avec Autobiogravures, projet de recueil interrompu par la mort de l’autrice, cent cinquante ans jour pour jour après la naissance de Nietzsche.