La Revue des deux mondes, novembre 2024, par Lucien d’Azay

Happée par Ovide

Je propose un sujet de thèse de littérature appliquée, l’influence de la chorégraphie sur une œuvre littéraire, et suggère comme corpus celle de Béatrice Commengé. L’autrice de La Danse de Nietzsche, angliciste et traductrice d’Anaïs Nin, elle-même danseuse comme l’écrivaine américaine, a réussi à convertir les mouvements rythmiques d’un art purement corporel dans sa prose. Quelle souplesse ! Quelle vivacité ! Quelle fraîcheur ! Rien n’est plus grisant qu’une telle aisance. Ainsi la coryphée nous entraîne-t-elle dans la danse de son nouveau récit, Ne jamais arriver, sans craindre de l’interrompre pour se livrer à de savoureuses digressions. Elle tire parti des forces dynamiques qui galvanisent l’esprit : le rêve, l’aventure, la quête d’un trésor à l’horizon.

Reportée à plusieurs reprises à cause de la récente pandémie, la quête en question était de rejoindre la ville où Publius Ovidius Naso, plus connu sous le nom d’Ovide, fut relégué par Auguste en l’an 8 après J.-C. Comme il le serine dans les Tristes, les épîtres plaintives qu’il écrivit dans son exil, le poète romain avait « vu quelque chose qu’il n’était pas censé voir » (on spécule toujours sur le mobile de sa condamnation) ; impitoyable, l’empereur dut se réjouir que le chantre de l’amour, dandy aussi populaire qu’une rockstar et habitué aux douceurs de Rome, se retrouve dans un port misérable, exposé au vent glacial du nord, près du delta du Danube, face à cette mer Noire que les Grecs nommaient par antiphrase Pont-Euxin (« mer hospitalière »). Aux confins de la civilisation, Tomis – aujourd’hui Constanța, en Roumanie – était habité par des rustres, les Gètes, et menacé par les Scythes, encore plus barbares. « L’exil, c’est la perte de ce que l’on a de plus cher au monde », écrit Béatrice Commengé en songeant à l’ultime métamorphose de celui qui en avait décrit 250 en hexamètres dactyliques dans un best-seller qu’illustrèrent à l’envi les peintres de la Renaissance. À Tomis, outre les Tristes, il aurait écrit sa dernière œuvre, les Halieutiques, un poème didactique sur l’art de la pêche, et bâti sa villa sur une île, l’insula Ovidiu. C’est là que l’écrivaine entendait se rendre en pèlerinage afin de « confronter les temps et les lieux pour le seul plaisir du vertige ». À l’idée de reparcourir l’itinéraire fatidique du poète latin jusqu’à son dernier domicile, elle se livre à une méditation sur le voyage et la nostalgie.

Pendant le confinement – qui fait écho à la relégation d’Ovide –, elle se console en se laissant bercer par l’élégie romaine : « La plongée radicale dans un autre temps avait toujours su calmer ma soif d’espace et mes désirs de routes. » Exacerbé par l’astreinte à résidence, le long prologue de cette rêverie est entrelacé de réflexions sur la vie et l’œuvre de l’auteur des Amours, mais aussi d’interludes où affleurent des souvenirs de jeunesse qui annoncent les passions de la maturité. Le départ pour Constanța n’advient qu’aux deux tiers du livre, sous forme de journal : une semaine de voyage en auto et en bateau. Après des escales à Rapallo, à Rome, à Sulmone, dans les Abruzzes, la patrie du poète, et à Matera, l’automédone traverse comme lui la mer Ionienne, de Brindisi à Patras ; elle descend ensuite à Thèbes, à Kavála, et enfin à Sozopol, en Bulgarie, avant son arrivée à destination, le 20 mars 2023, jour anniversaire d’Ovide (il aurait eu 2066 ans), mais ce graal n’a été qu’un prétexte à la flânerie, comme l’indique le titre du livre.

« Les rêves et les rêveries ne se modernisent pas aussi vite que nos actions », écrit Gaston Bachelard dans La Flamme d’une chandelle. Le charme juvénile de Béatrice Commengé tient à son état d’esprit atemporel ou plutôt omnitemporel : les passerelles qu’elle jette entre les époques sont si souples et agréables à franchir, quelque profonds que soient les gouffres au-dessus desquels elles se tendent, qu’on se surprend à danser avec elle sur le rythme vif et charnel de son style parfaitement scandé comme une sarabande. Tout au long du voyage auquel elle nous a conviés, l’univers d’Ovide et l’enfance de l’écrivaine à Alger s’accordent harmonieusement sans qu’on y prenne garde. Émerveillée par l’imprévu et la sérendipité, avec « le secret espoir de trouver en chemin ce que l’on n’attendait pas », notre cicerona aborde une notion philosophique complexe, l’adhérence (temporelle et spatiale) : « Je suis à chaque instant ici quand je roule vers l’ailleurs. » Car l’expérience, selon elle, consiste à observer, à sentir et à parler au présent. Elle s’en sort fort bien tant qu’il s’agit de l’italien et du grec, mais une fois en Bulgarie, il lui faut plonger dans une langue inconnue. L’épreuve en devient d’autant plus exaltante : « Ne plus pouvoir nommer, c’est l’entrée assurée dans l’ailleurs. » On se concentre davantage sur les sensations qu’on éprouve, ce que Béatrice Commengé s’applique à restituer sous sa plume avec la grâce d’un grand compositeur impressionniste, comme Maurice Ravel ou Claude Debussy.