L’Humanité, 30 octobre 2024, par Sophie Joubert
Francesca Pollock, la peinture en héritage
Il aura fallu trente ans à Francesca Pollock pour recomposer le puzzle. Trois décennies pour répertorier, mettre en châssis et encadrer les œuvres de son père, Charles Pollock, disparu en 1988. « J’avais vingt et un ans, je me souviens de cette phrase prononcée sur son lit de mort quand je lui ai montré une de ses toiles : “That’s a damned good artist!” (c’est un sacré bon artiste). Elle est toujours restée dans mon esprit. Il connaissait la valeur de son travail mais pensait qu’il n’était pas de son temps. » Pendant une dizaine d’années, les choses restent en suspens, jusqu’à l’approche du centenaire de la naissance de Charles, en 2002. « Soit on décidait que cette œuvre avait de la valeur, même si lui n’avait pas fait ce qu’il fallait. Soit on brûlait tout. Il n’y avait pas de position intermédiaire. J’avais l’impression que je ne trouverais pas ma vie si on ne décidait rien. » On rencontre l’écrivaine et psychanalyste à la galerie parisienne ETC, rue Saint-Claude, où sont exposées les œuvres de la dernière période de Charles, des peintures abstraites aux couleurs douces, mauve, bleu, rose. On y trouve aussi, près de l’entrée, des exemplaires du livre Mon Pollock de père, où Francesca retrace le chemin parcouru et s’adresse à cet homme trop silencieux. À quelques rues de là, au musée Picasso, une exposition retrace les débuts de Jackson Pollock, de la figuration aux prémices du « dripping », la technique qui l’a rendu mondialement célèbre. Dans la première salle, quatre œuvres de Charles révèlent une gémellité troublante : « Dans les années 1930, les sujets et les préoccupations sont les mêmes. Ensuite, mon père est resté figuratif beaucoup plus longtemps alors que Jackson a envoyé tout ça balader. Il est resté à New York alors que Charles est parti à Washington et à Detroit documenter la Grande Dépression et peindre des fresques murales. »
L’ampleur d’une œuvre qui se déploie sur un siècle
Longtemps, Francesca a ignoré le mythe Pollock. « Jackson est mort en 1956, je suis née en 1967, je ne l’ai jamais connu, c’était une ombre. » Née dans le Michigan, elle arrive à Paris avec ses parents à l’âge de quatre ans, en 1971. Sylvia, sa mère, a trouvé un emploi de graphiste dans une maison d’édition.
D’année en année, le séjour provisoire devient définitif. « En 1975, mon père est allé seul à New York, il a fermé son atelier, a roulé ses toiles et les a entreposées à Harlem. D’une certaine manière, il les a un peu oubliées. Il ne parlait pas des œuvres des années 1950-1960 restées à New York, il était réfractaire au marché, à l’idée de montrer à tout prix. » De son enfance parisienne, Francesca garde un souvenir très doux, apaisé : « Il a un atelier, ne parle pas un mot de français mais adore l’Europe. Et il regarde les tableaux de Monet. Je ne peux pas dire combien de fois on est allés à Giverny, qui l’émouvait aux larmes, autant qu’une église. » En se rendant aux États-Unis, elle découvre l’ampleur d’une œuvre qui se déploie sur un siècle de peinture américaine : « C’est la figuration des années 1930-1940, l’abstraction lyrique des années 1950… Sans présager de la qualité, c’est l’ensemble qui a du sens. » Certaine que la France, alors passionnée par Paul Auster et John Fante, va s’intéresser à cette trajectoire américaine, elle ramène tout à Paris. Mais personne ne veut la voir, il n’y a de place que pour un seul Pollock. « À un moment, l’Amérique a eu besoin de cette peinture mythique, de ce gars qui arrivait de nulle part. Et Jackson a collé à cette histoire. Mais pour qu’un mythe existe, il fallait taire ce frère aîné qui lui avait ouvert la voie, et couper les racines. Lee Krasner, la femme de Jackson, avait décidé qu’il venait d’une famille de ploucs. J’ai publié les Lettres américaines pour montrer qu’ils étaient politiques, engagés, tous plus ou moins intellectuels. »
L’importance du récit, de la transmission
Qu’elle écrive sur son père ou sur Ferdinand, son beau-fils polyhandicapé, Francesca Pollock met des mots sur les silences, nomme ce qui est tu. Élevée sans récit, ni transmission, elle s’interroge sur l’héritage qu’elle laissera à sa fille de onze ans. « Je suis psychanalyste, c’est important quand on a des enfants de leur livrer un récit. Mais mes parents ne l’ont pas fait, pour des raisons différentes. » Récemment, elle a découvert que sa mère, Sylvia Winter-Pollock, disparue en 2021, avait une grand-tante morte à Theresienstadt : « Comme mon père, elle ne m’a rien dit mais a laissé partout des indices. Vais-je passer vingt ans à tout reconstituer ? Dans cette famille, les récits ne peuvent advenir que post mortem, c’est à moi de faire le travail. » Elle n’en est qu’au début.