L’Humanité, 7 juin 2024, entretien réalisé par Lina Sankari

« L’Europe doit devenir le continent qui surmonte le nationalisme »

Avec La Capitale et L’Élargissement, les deux premiers volumes de sa trilogie sur l’Union européenne, l’écrivain et essayiste viennois Robert Menasse poursuit un projet balzacien qui rend au continent son incarnation. La littérature européenne est peuplée de bureaucrates. De Flaubert à Gogol. À tel point qu’en 2006, dans le cadre de la modernisation de l’État, le gouvernement français testait un indicateur, « Kafka » pour les initiés, afin de mesurer la complexité des démarches administratives. Le grand roman du siècle méritait bien ses technocrates.

C’est chose faite avec l’écrivain autrichien Robert Menasse, installé à Bruxelles, qui nous plonge au cœur de l’Europe et de ses institutions, puis dans ses marges. En résulte une galerie de personnages qui, par l’absurde ou le sérieux, permettent de saisir l’époque. Robert Menasse est aussi cet essayiste qui publie, en 2015, Un messager pour l’Europe (Buchet-Chastel). Une réflexion sur un projet communautaire toujours en construction. Il poursuit avec Le Monde de demain. Une ­Europe souveraine et démocratique – et ses ennemis.

Comment l’Union européenne est-elle devenue un objet littéraire pour vous ?

L’UE produit notre cadre de vie. Le roman, en tant que genre littéraire, raconte la réalité d’une époque. Et cette réalité est aujourd’hui le produit de la poursuite de l’unification européenne. Nous vivons différemment de nos grands-parents, nous avons d’autres possibilités, d’autres problèmes, d’autres espoirs, dangers, chances, nous échouons aussi différemment, nous avons notre propre condition humaine, ce qui signifie que, si je veux raconter la contemporanéité, je dois prendre cela au sérieux, et le comprendre. Et me demander : comment puis-je raconter cela ?

À quoi ressemble votre Europe ?

Si nous considérons l’Europe future comme une leçon tirée de l’expérience de l’histoire, alors l’Europe doit devenir le continent qui surmonte le nationalisme et dont l’organisation politique repose sur le fondement des droits de l’homme.

Le principe d’égalité, cette grande promesse de la Révolution française qui n’a toujours pas été tenue, doit enfin être réalisé, tout d’abord ici en Europe : tous les habitants de ce continent vivent dans le même état juridique, dans le même cadre politique, avec les mêmes droits et devoirs, les mêmes valeurs. Pour cela, nous devons développer un système démocratique commun, post-national.

Le nationalisme qui ronge l’Europe parcourt votre œuvre. Quels remèdes y voyez-vous ?

L’histoire elle-même est l’antidote. Elle montre deux choses : à quel point le nationalisme s’est toujours montré destructeur et agressif, et il le prouve encore aujourd’hui, et à quel point il n’a aucune chance face aux dynamiques politiques, économiques et sociales. Il n’existe pratiquement plus d’États ayant une identité nationale au sens où l’entendent les nationalistes, la mondialisation brise les frontières et détruit toute notion de souveraineté.

Tous les grands défis auxquels nous sommes confrontés, qu’il s’agisse de crises ou d’opportunités, sont depuis longtemps transnationaux. La seule question qui reste est de savoir si nous voulons façonner ces dynamiques ou les subir. En développant l’Union, l’Europe choisit la voie de la création.

Dans La Capitale, certains de vos personnages ont l’obsession du rejet de la Commission européenne ; d’autres se réunissent pour imaginer son avenir, jusqu’à faire émerger une idée : celle d’une capitale européenne qui, telle Brasilia, sortirait de terre, à Auschwitz. Pourquoi ?

L’Europe n’a pas de capitale. Bruxelles ne peut en porter le titre au nom de l’UE car aucune nation européenne n’accepte qu’une autre capitale que la sienne soit la capitale de tous. Il faudrait donc en construire une nouvelle, la première capitale supranationale. C’est là que l’UE pourrait montrer ce dont elle est capable dans l’esprit de son idée originelle. Pourquoi Auschwitz ? L’histoire – dont le projet de paix est la leçon – et l’avenir, à savoir la capitale de la nouvelle Europe, y seraient réunis en un seul lieu.

Vos livres donnent le sentiment que vous cherchez l’humain dans les institutions. L’Europe manque-t-elle aujourd’hui d’incarnation ?

L’humain existe dans les institutions. Ce sont bien des humains qui y travaillent. Mais on ne les voit pas. D’autre part, qui voit les fonctionnaires nationaux ? Tout le monde croit seulement pouvoir se les représenter. Une entité politique qui n’a pas de centre et pas de représentation claire ne peut évidemment pas permettre une identification, ni une critique clairement adressée.

Avez-vous mené des entretiens avec les acteurs des institutions ? Vous y êtes-vous immergé ?

Je me suis d’abord installé à Bruxelles, j’y ai loué un appartement et suis entré dans les institutions. J’ai parlé au plus grand nombre possible de personnes qui y travaillent. J’ai regardé comment elles fonctionnaient et ce qu’elles faisaient toute la journée. Et j’ai réfléchi à tout ce qui, dans ma vie, est tel qu’il est parce que ces gens font leur travail.

Quel personnage de fiction incarnerait, pour vous, l’Européen par excellence ?

Ce qui est typiquement européen aujourd’hui, c’est la diversité dans l’unité. Et l’unité est basée sur une histoire contradictoire, mais commune. En littérature, les figures correspondantes n’existaient en fait que dans la période précédant l’UE, avant les grandes catastrophes qui ont conduit à l’UE, par exemple chez Stefan Zweig, Joseph Roth, également chez Musil, mais aussi Tolstoï ou Balzac, les grands peintres de leur époque.

Aujourd’hui, j’essaie de les développer. Je vois par exemple des biographies européennes dans la génération Erasmus, mais aussi chez des fonctionnaires à Bruxelles, multilingues, culturellement ouverts et curieux, hautement qualifiés. En même temps, je vois un grand problème dans la littérature contemporaine : parallèlement à la renationalisation politique des États membres, on assiste à une renationalisation des littératures, avec toujours plus de thèmes nationaux, toujours plus de nombrilisme national. Il ne restera plus grand-chose de la littérature contemporaine.

Dans La Capitale, vous citez cette phrase, prêtée à Jean Monnet : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture. » Est-ce à dire que, faute de sentiment d’appartenance à l’Europe, donc de volonté politique, la machine tourne à vide ?

Cette phrase attribuée à Monnet (en réalité, c’est l’ancien ministre français de la Culture, Jack Lang, qui l’a mise dans la bouche de Monnet) est un non-sens. Qu’est-ce que ça veut dire, commencer par la culture ? Chanter l’hymne européen avant de faire un nouveau traité ? Bien sûr que l’économie est la base. Je doute qu’il y ait un manque de sentiment d’appartenance à l’Europe.

Le sentiment d’appartenance à sa région ou son pays, à leur culture et mentalité spécifiques, peut se doubler d’un sentiment d’appartenance et d’ouverture à la richesse des cultures et des mentalités du continent, qui, mises bout à bout, forment quelque chose d’unique. Exemple : le cinéma français. Pour beaucoup de gens, c’est quelque chose de typiquement européen, contrairement au cinéma américain.

L’Europe est un projet politique sans équivalent : ses frontières sont mouvantes et encore appelées à évoluer. Cependant, certains États restent parfois plusieurs décennies dans l’antichambre. C’est l’objet de votre roman, L’Élargissement. De quoi cette incurie est-elle le nom ?

Il ne s’agit pas de négligence. Il faut du temps pour que les pays candidats développent des normes (surtout juridiques) qui permettent ensuite de poursuivre l’intégration et la convergence après l’adhésion. Mais, bien sûr, il y a aussi parfois de l’ignorance. Le président Macron, par exemple, ne s’intéresse absolument pas aux Balkans, il est totalement ignorant à ce sujet, son regard géopolitique va dans une tout autre direction – bien que l’Albanie se soit toujours orientée vers Paris.

Ce n’est que lorsque Macron a appris que l’Albanie possédait le plus grand gisement de cuivre et de chrome d’Europe qu’il a retiré son veto à l’adhésion de l’Albanie. C’est pourquoi Macron est en fait aussi un personnage littéraire, typique de notre époque. C’est là que je deviens le Balzac d’aujourd’hui.