Le Figaro, 20 février 2025, par Thierry Clermont

Les exilés… et les poètes combattants de l’intérieur

Persécutés, résistants, militants, opposants au nazisme… Nombre d’artistes, d’écrivains et intellectuels ont quitté la France occupée pour mener le combat hors des frontières. C’est ce que rappelle l’exposition proposée par le musée de l’Armée, à Paris : « Un exil combattant. Les artistes et la France 1939-1945 », du 26 février au 22 juin. Le catalogue de cet événement, que publie Gallimard, à l’époque sous la botte allemande, donne un fidèle avant-goût de ces années noires, de ces années de lutte présentées à travers documents, objets divers, affiches, photos, peintures, sculptures, archives, témoignant d’un « certain esprit français » et d’un amour de la liberté. Le parcours de l’exposition est articulé par pays et par zones géographiques, ponctué de portraits de personnalités célèbres, peu connues, ou injustement oubliées, telles que la journaliste Eva Curie, fille de Pierre et Marie Curie, ou Albert Guérin, créateur du Bulletin de la France libre et compagnon de la Libération.

Ainsi, à Londres, autour du général de Gaulle, on retrouvera Romain Gary, Joseph Kessel, Maurice Druon et Germaine Sablon, qui y composent Le Chant des partisans, Pierre Lazareff, et plus tard, Pierre Dac. Dans les « territoires ralliés » (Alger, Brazzaville, Nouvelle-Calédonie, Dakar), au Brésil où vit Bernanos, en Argentine, s’activent André Gide, Théodore Monod, l’éditeur Edmond Charlot, Emmanuel Bove, la photographe allemande Germaine Krull, Roger Caillois depuis Buenos Aires. À New York, débarquent au printemps 1941 André Breton, Claude Lévi-Strauss, le peintre cubain Wifredo Lam, qui rejoignent Julien Green, Matisse, Fernand Léger, Darius Milhaud, arrivés plut tôt. La plupart d’entre eux travailleront pour l’Office of War Information, chargé de la propagande américaine, à travers la presse et la radio.

Parmi ces exilés figuraient également Jacques Maritain et Marc Chagall, proches du poète juif d’origine roumaine Benjamin Fondane. Celui-ci, né en Moldavie, dadaïste de la première heure, optera, tout comme Robert Desnos, pour le combat depuis l’intérieur, malgré les appels au départ de ses amis argentins, dont Victoria Ocampo, qui l’avait accueillie sur ses terres à deux reprises, lui ouvrant les portes de la mythique revue littéraire SUR. Esprit farouche et indépendant, méfiant vis-à-vis de Breton et des surréalistes, s’opposant à Albert Camus à propos de l’absurde et du mythe de Sisyphe, Benjamin Fondane restera jusqu’au bout l’homme de « l’irrésignation », hanté par de terribles prémonitions, comparables à celle du poète franco-lituanien Oscar Milosz, à la même époque. En 1933, il écrit : « C’est nous les futurs cadavres, nous, les asphyxiés à venir. » Et un an plus tard : « Où est la dignité de l’homme ? Demain, dans les camps de concentration, il sera trop tard pour se repentir : la lutte doit commencer alors qu’il est encore temps, avant la destruction finale. »

Farouche et indépendant

Deux ouvrages viennent de remettre en lumière l’œuvre de cet écrivain injustement négligé. D’une part un recueil composé de tous ses poèmes écrits en français (Le Mal des fantômes), dont le déchirant « Ulysse » et « Exode » ; et d’autre part un livre de proses éparses, pour la plupart inédites en volume, que publie le Cerf (Entre Jérusalem et Athènes), où l’on retrouve son bref essai sur Chagall et son testament philosophique, Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire. Testament qui sera publié quelques mois après son assassinat, chez Gallimard ; dénoncé et arrêté en mars 1944, il est interné avec sa sœur Line au camp de Drancy, puis gazé à Auschwitz- Birkenau en octobre de la même année. Et ce, au moment où ses poèmes paraissent clandestinement dans la revue Poésie 44 de Pierre Seghers et dans l’anthologie L’Honneur des poètes, aux Éditions de Minuit. Fondane avait fait sienne le credo de son maître, Léon Chestov : « La liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal […]. Elle consiste dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal. »

Alors qu’on lui avait proposé d’être libéré de Drancy, Fondane refusa net, demandant à ce que sa sœur aînée, de nationalité roumaine, soit également épargnée, ce qui avait été refusé. Il lui avait dédié ce quatrain : « Marseille, tu chargeas les cales du bateau / d’émigrants qui montaient sous l’œil de la police, / ils sentaient la fatigue, l’ail, / ils étaient loqueteux et bredouilles. »

Et dans « Berceuse de l’émigrant », le poète au visage d’ascète tourmenté écrit ces vers : « Pourtant, ce murmure de psaumes ! / Ces torches de suif ! / Ce sont sûrement – des fantômes ! / Non, Reine, des Juifs, / qu’on chasse de tout le royaume. »