Le Monde des livres, 7 mars 2025, par Pierre Deshusses

Les identités disjointes

Deux récits de l’écrivain et traducteur Georges Arthur Goldschmidt évoquent le parcours de son frère et le sien. Un puissant diptyque sur l’exil et le destin.

Ils agissent comme des miroirs, renvoyant l’un vers l’autre de fascinants reflets. Deux livres de Georges-Arthur Goldschmidt, écrivain et traducteur de l’allemand et du français, paraissent : le premier, intitulé Le Chemin barré, est consacré à son frère aîné, Erich. Le second, L’Après-exil, concerne plus directement l’auteur, même si ce dernier ne recourt pas au « je » mais parle de lui en utilisant son prénom, Arthur, comme pour créer une distance – laquelle est déjà marquée par le fait que, s’il a lui-même traduit en français le premier livre, paru initialement en allemand, il a confié la traduction du second à Jean-Yves Masson, pour ne pas être tenté de procéder à « quelques accommodements» en passant d’une langue à l’autre.

Au-delà de la question cruciale du passage par la traduction, nous nous trouvons ici sur des frontières, des points de traversée ou de rejet, comme le soulignent les deux titres. Il s’agit de ces failles qui fondent l’existence même d’Erich et de Georges-Arthur. À leur base : la lancinante question de l’identité juive. Qu’est-ce qu’être allemand dans les années 1930 quand on est d’origine juive ? Qu’est-ce qu’être juif quand on se sent allemand jusqu’au tréfonds du cœur ?

Erich est né en 1924, non loin de Hambourg, où la famille est établie depuis des générations et s’est convertie au protestantisme au XIXe siècle. Garçon studieux et raisonnable, « parfait à tous égards », fier d’être allemand, il est séduit à l’adolescence par l’uniforme, les drapeaux, les défilés de la Jeunesse hitlérienne. Mais, en raison de son ascendance, la famille est considérée comme « non aryenne ». Au lycée, les camarades se détournent, les gens du quartier se montrent de plus en plus distants. Bien que palpable, le malaise ne porte pas encore de nom. Erich sent seulement de façon irrémédiable que, « désigné comme juif» même s’il ne l’est pas, il fait désormais partie des bannis et des « damnés », « comme si quelque chose était brutalement tombé devant lui, verticalement».

En 1938, les parents envoient Erich et son petit frère Jürgen-Arthur (né en 1928) chez des amis, en Italie, pour les mettre à l’abri, puis dans un pensionnat en Haute-Savoie. C’est là que s’opère la métamorphose d’Erich que nous raconte, quatre-vingts ans plus tard, son cadet devenu écrivain et qui a entre-temps francisé son prénom en Georges-Arthur. Erich se sent de plus en plus français. Grâce à ce qu’il entend à la radio et ce qu’il lit dans les journaux, il maîtrise maintenant parfaitement cette langue. Tant et si bien qu’à 19 ans, il entre dans la Résistance. Il participe à la libération du camp de Struthof, en Alsace, et devient officier de l’armée française – alors qu’il aurait pu devenir SS s’il n’avait pas été « sauvé par la persécution ». Il meurt en 2011. Mais jamais il n’aura surmonté sa faille intérieure, la honte d’avoir survécu à la Shoah, d’avoir échappé aux camps de concentration où son père a été déporté.

La culpabilité d’exister

De ce drame existentiel, le jeune Jürgen-Arthur prendra conscience plus tard que son grand frère, mais la violence sera la même. La culpabilité d’exister le poursuit dans tous les moments du quotidien – un quotidien devenu perpétuel déracinement, comme il l’explique dans L’Après-exil. La tonalité est ici différente, moins romanesque ; c’est celle de l’analyse de ce que c’est que de « vivre après » : après la guerre, après la fuite, après l’arrachement à sa culture d’origine. C’est aussi celle des confessions, parfois très intimes à la manière de Rousseau, qui, avec Racine, Voltaire, Zola et Péguy, lui a fait découvrir la beauté de la langue française, une langue qui s’est imposée, langue de la survie, de l’insoumission et de la liberté, une langue qui n’a pas été pervertie par la dictature nazie, dont, dit-il, « l’essence n’est rien d’autre que le meurtre».

Georges-Arthur Goldschmidt expose ainsi, de façon lumineuse, comment une langue nous permet d’appréhender le réel de façon singulière. Il oppose le français, fait d’ellipses, de sous-entendus, d’érotisme aussi, où se mêlent l’interdit et le plaisir, et l’allemand, avec « sa manie de la pureté», qui veut toujours aller au fond des choses, parfois jusqu’au pire, mais dispose d’une incommensurable richesse lexicale. Entre les deux cependant, Georges-Arthur Goldschmidt ne choisit pas, car chacune fonde son identité à jamais pourfendue.