Le Monde des livres, 13 mars 2025, par Tiphaine Samoyault
Le vieil exote
Dans L’Adieu au voyage (Gallimard, 2010), l’historien des sciences Vincent Debaene exposait la thèse désormais fameuse des « deux livres de l’ethnographe » : une tradition française, observée tout au long du XXe siècle, veut que les anthropologues, une fois rentrés de leur terrain, n’écrivent pas uniquement une monographie scientifique mais aussi un second livre qui en constitue, en quelque sorte, le « supplément littéraire » : L’Afrique fantôme (1934), de Michel Leiris, et Tristes tropiques (1955), de Claude Lévi-Strauss, en sont les jalons les plus célèbres, mais il y en a beaucoup d’autres. Olivier Rolin convertit cette thèse à la littérature : à côté du grand livre fictionnel, épique et érudit, il produit un second livre qu’on pourrait dire ethnographique. Ainsi des récits d’explorations géographiques, comme Mon galurin gris (Seuil, 1997), Solovki (Le Bec en l’air, 2014), Bakou derniers jours (Seuil, 2010), ou d’ethnologie du quotidien, comme Vider les lieux (Gallimard, 2022), alternent avec L’Invention du monde (Seuil, 1993), Port-Soudan (Seuil, 1994), Le Météorologue (Seuil/Paulsen, 2014), Jusqu’à ce que mort s’ensuive (Gallimard, 2024). Sans en être à proprement parler les compléments, ils relèvent d’une autre écriture, témoignent d’usages de la littérature et du monde différents.
Au début de l’année 2022, à la faveur d’un règlement « en nature » d’une préface à Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide pour les Éditions de l’École de guerre, Olivier Rolin a la chance d’embarquer à bord du Champlain pour un périple qui le conduit de La Réunion aux îles Éparses, minuscules garnisons que la France entretient au milieu du canal du Mozambique, puis à Mayotte où il débarque finalement. C’est parti pour un bon mois de navigation à la découverte de ces restes coloniaux inhabitables que pourtant plusieurs pays se disputent, et surtout de la routine militaire d’un bateau de la marine chargé de ravitailler les petites équipes qui se succèdent tous les cent vingt jours sur ces îles. L’écrivain observe avec distance et amusement les membres de l’équipage, leurs exercices d’homme à la mer ou de simulation de feux. Il apprend le vocabulaire de la marine nationale, « échappée » pour escalier, « citadelle » pour bateau verrouillé, un lexique « truffé d’acronymes, de mots contractés (le Comops, le Comanav…), d’autres détournés de leur signification habituelle ». Il expérimente la routine de la vie à bord, qu’il décrit avec soin, l’appel matinal, les voyants, les vitres de la passerelle, les dîners au carré, les mouillages, les appareillages : « Sur la plage avant violemment éclairée, le guindeau tourne, les maillons s’enclenchent les uns après les autres dans le barbotin, lentement, avec un bruit de ferraille. »
Les constellations du ciel austral
Olivier Rolin connaît bien la mer et les bateaux. Il a beaucoup voyagé et il sait naviguer, surtout dans la Manche, avec son propre bateau. Il a de l’avance sur le vocabulaire technique et il n’est pas tout à fait dépaysé. Il se rend vite compte que le plus exotique, dans l’affaire, c’est lui. L’autoportrait de l’artiste en vieil écrivain désuet est à mourir de rire. « La moyenne d’âge de l’équipage doit avoisiner les vingt-cinq ans, peut-être un peu plus, et il est clair à de multiples signes qu’ils n’ont jamais vu une vieille chose comme moi à bord. Ils n’en reviennent pas. »Il se sent appartenir à un autre monde, celui où on lit des livres et où l’on prend des notes sur un carnet, en faisant un petit crobard de temps en temps (certains sont reproduits en couleurs dans l’ouvrage). On ne cesse de lui renvoyer son âge :« Habitué qu’on est à soi-même et à son apparence, on ne s’est pas vu se transformer en cet être de papier mâché en qui les autres, qui ne vous connaissent pas, identifient immédiatement un semi-vivant. L’océan Indien sera pour moi la mer de la Sénilité… Parfois je m’en amuse, mais pas toujours. » L’ironie appliquée à soi-même rend moins mordante celle qui vise les autres et, au bout du compte, cette équipée un peu ridicule où l’on paraît jouer à la guerre plus qu’à la préparer, si elle n’a rien de glorieux ni d’épique, se révèle passionnante.
Elle est aussi une aventure du langage, et pas simplement à cause du lexique technique. Il faut pouvoir nommer la variété des oiseaux, des animaux marins, des araignées qu’on rencontre sur les îles, utiliser le verbe « barbaroufler », qui désigne la façon de communiquer des dugongs (sorte de lamantin à museau qui vit dans les littoraux de l’océan Indien), ou bien les noms de toutes les constellations du ciel austral. Il faut pouvoir dire le bleu insensé que tous les mots dont on dispose peinent à exprimer, « puisque nous ne parlons pas la langue des êtres qui habitent ces lieux immenses ». Moby Dick, Lord Jim, Rimbaud et Ponge viennent parfois à la rescousse. Mais ils sont là aussi un peu à l’état de ruines, comme le sont les vieux récits d’explorateurs ou d’expéditions violentes qui ont marqué cette région et ses îles. Vers ces morceaux de terre appelés Europa, Juan de Nova ou Bassas da India, Olivier Rolin avance avec la tête pleine de débris de livres et de poèmes, d’histoires éparses qui sont aussi des îles.