Libération, 15 mars 2025, par Thomas Stélandre
Un merle enchanteur
Le troisième roman de l’auteur établi à Berlin, Le Chant du merle humain, est le monologue d’un narrateur obsédé par les oiseaux. Rencontre à Paris autour de ce livre court qui paraît repartir à zéro et poser sur tout un regard neuf.
Lorsqu’il rencontre quelqu’un pour la première fois, mettons à une soirée, et que cette personne lui demande ce qu’il fait dans la vie, en général Samy Langeraert dit qu’il est traducteur, traducteur « technique », c’est-à-dire de « tout ce qui n’est pas littéraire ». Il peut ensuite enchaîner sur les logiciels de traduction sur lesquels il travaille et « l’évolution de la traduction automatique dans le paysage, tout ça tout ça ». Depuis quelques années, par le hasard de la demande, il s’est spécialisé en comptabilité suisse : « Il y a beaucoup de traduction de comptabilité suisse dans mon quotidien » . Il s’agit d’une activité « alimentaire » qui lui permet d’en avoir une autre : il écrit des livres. Mais pour en parler « c’est plus compliqué », alors il préfère aller au plus simple et parfois ne pas en parler.
Samy Langeraert vit à Berlin, mais il est de passage à Paris, où il est né en 1985, pour présenter son troisième livre, paru comme les précédents chez Verdier. Aucun des trois n’excède la centaine de pages. Tous ont pour narrateur une personne solitaire qui observe le monde, les objets autour d’elle, les passants, les voitures, les cyclistes, et en rend compte sans obsession, tranquillement. Celui-ci s’intitule le Chant du merle humain, un titre dont l’auteur n’est pas tout à fait satisfait, « mais il s’est imposé parce que, pendant l’écriture, ce personnage s’est révélé être un merle humain » . Qu’est-ce qu’un merle humain ? En premier lieu une voix qui s’adresse au lecteur et le renvoie d’entrée à sa propre expérience. Premières lignes : « Quand j’ouvre un livre, ce n’est pas moi qui lis. Mes mains s’affairent avec les pages, mes yeux s’agitent, il y a du temps qui passe et à la fin je referme le livre et j’ai tout oublié. Je n’ai jamais su raconter un livre. » Ce personnage nous écrit, lit-on un peu plus loin, « d’un monde de parenthèses non refermées » et, plus prosaïquement, « d’une pièce que j’appelle mon bureau » avec une étagère Billy et, derrière la fenêtre, l’immeuble d’en face, le ciel « si blanc, si gris », les arbres.
Une vie simple et rigoureuse
Tout cela est bien beau mais ne renseigne pas sur ce qu’est un merle humain. A ce sujet, le livre avance ceci, page 28 : « Je suis disons un merle humain, je chante, mais ça ne s’entend presque pas et donc tout est très calme et souple et la journée s’écoule. C’est une vie simple et rigoureuse, mais belle, et quand le temps a fait passer l’après-midi on voit que la journée s’achève. » Sur place, même question terre à terre, et cette piste dispensée par l’auteur : « C’est quand même plus un humain qu’un merle. Il est un peu obsédé par les oiseaux. Il admire le chant du merle et veut faire pareil dans sa langue à lui. Comparé au “cui-cui” des moineaux, le chant du merle est un peu spécial. C’est aussi une sorte de monologue. Voilà ce que je peux dire sur ce titre, mais je ne suis pas fort en titre. » Sur les couvertures Verdier, Samy Langeraert remarque par ailleurs que le nom de l’auteur est plus gros que le titre, ce qui le « perturbe pas mal ». Si cela ne tenait qu’à lui, les proportions seraient inversées, « mais je ne leur ai pas demandé de changer juste pour moi ».
Les oiseaux ont de l’importance dans tous ses textes, sans qu’il faille faire de l’ensemble une lecture écologiste. Les oiseaux sont là comme la camionnette passe, en manifestations de la vie à l’œuvre, mais ils sont bien là. On pourrait même suggérer qu’il y a un oiseau par livre. Dans le premier, Mon temps libre (2019), où un garçon traînait la tristesse d’une séparation sur les trottoirs de Berlin, le moineau avait l’ascendant : outre les pies et les mouettes, le mot « moineaux », au pluriel, revenait, sauf erreur, cinq fois – et au bout du compte, cette réflexion : « Depuis longtemps, je ne suis plus certain que de petites choses, je n’ai plus que de petits savoirs ». Dans le suivant, les Deux Dormeurs (2023), où un autre garçon (ou le même) se rendait chaque après-midi dans la cafétéria d’un centre d’art pour écrire des poèmes, un pigeon tenait la vedette : un jour, un volatile de cette espèce s’était faufilé dans le centre, créant partout l’agitation, avant d’être amadoué du regard par le vigile, puis de suivre docilement ce dernier jusqu’à l’extérieur. On y relevait déjà, page 59 : « J’aurais voulu parler des merles et des moineaux, ou des oiseaux en général, je veux dire des oiseaux communs qui vivent en ville et j’aurais voulu expliquer pourquoi leur chant m’importe. »
Influence d’Aristote
Ce passage qu’on lui relit, Samy Langeraert ne l’avait plus à l’esprit. Il s’en étonne et s’en réjouit : « Ça annonçait le livre suivant ! » S’il avait déjà écrit sur les oiseaux avant, il en appelle cette fois à la lecture du Roman lumineux de l’écrivain uruguayen, mort en 2004, Mario Levrero, livre pour le coup beaucoup plus gros que le sien dans lequel les pigeons ont un grand rôle. « C’est un peu la même chose, un rapport direct, concret, ordinaire, quotidien, avec quelque chose qui est bizarre. » Car enfin : « Qui serait capable de dire comment vit un moineau ? » Certains ornithologues sans doute, ce que l’auteur n’est pas, pas plus qu’il n’est philosophe – et ce malgré l’amorce d’une formation universitaire dans cette discipline (entre une « hypokhâgne très foireuse » suivie d’une année d’histoire à la fac et des études en école d’art « parce que je me disais que c’était le seul endroit où je pourrais écrire » ). Peut-être Aristote a-t-il été une autre influence pour ce texte-ci . « Je parle d’Aristote parce qu’il a cette manière de dire des choses tellement évidentes, du genre : ‘’L’objet de la vue, c’est le visible ». Soit on est irrité, soit on trouve ça marrant. C’est un peu ce que j’ai repris dans les parties du livre plus proche du discours, comme de petites conférences pour expliquer ce que c’est que ceci ou cela. »
Ainsi Le Chant du merle humain paraît tout reprendre à zéro et poser sur tout un regard neuf. Les meubles : « Les meubles ne peuvent pas se mouvoir tout seuls, en l’absence de poussée ou de traction ils restent exactement à la même place. » Les bâtiments : « Un bâtiment est un ensemble de pierres ou de matières pierreuses placées dans le bon ordre. » Les livres : « Un livre est le produit fini d’un commentaire soliloqué. C’est un rendu, on le fait lire pour expliquer les choses avec rigueur et professionnalisme. Si la lecture se fait comme il convient, en respectant les règles, on comprend mieux les choses et pour un temps le monde paraît un peu plus doux, un peu mieux dessiné. » Nous apprendrons pour notre part des choses sur l’enfance (au passé simple) et l’adolescence (à l’imparfait) du merle humain, ainsi que sur ses habitudes et ses sorties. Une fois, il a rencontré dans un parc une femme assise en tailleur qui lui a appris « à générer des hologrammes et à comprendre ainsi directement les choses par voie télépathique ». A la question de savoir si ses livres lui ressemblent, au sens de sa personnalité, l’auteur répond par l’affirmative, « ce qui ne veut pas dire que je connais une femme qui m’a appris à voir des hologrammes »
Sur sa méthode, Samy Langeraert paraît travailler comme l’oiseau fait son nid, par agglomération. Il écrit « des petits trucs » à « l’échelle de la page », « et puis ça prend forme en prenant forme ». D’anciens fragments, gardés de côté depuis cinq ou dix ans, peuvent venir s’intégrer à l’ouvrage en cours, ce qui explique des enchaînements jugés « pas super souples » par le principal intéressé – « et j’en suis désolé ». C’est aussi pour cela qu’il n’y a « pas d’histoire », du moins pas au sens d’une histoire « hollywoodienne » avec intrigue et rebondissements. Son éditeur Lionel Ruffel, codirecteur de la collection « Chaoïd » où Langeraert est publié, y voit une expérimentation à « contre-courant » « Ce qui me plaît, dit-il, c’est que c’est très différent de ce qu’on lit par ailleurs. On est un peu dans le règne du pitch, de l’anecdote, des péripéties. Or il y a chez lui quelque chose non pas d’anachronique, mais d’intempestif. » En conséquence peut-être, une légère difficulté à jouer le jeu de la promo, à répondre vite et bien à la radio, à rebondir comme il faudrait dans les tables rondes des festivals, à se reconnaître dans une figure d’écrivain qui, a fortiori en France, lui paraît « lourde » et ne lui fait tout simplement « pas envie ». Pour cette raison, rester un écrivain « amateur », autant que Clarice Lispector voulait le rester, lui convient bien.
Récurrences de fond
L’œuvre – mot qui lui « donne envie de disparaître sous terre » – est pourtant là et elle s’affirme sous nos yeux, de plus en plus fantaisiste, lumineuse, colorée. Malgré l’abord hésitant, Samy Langeraert n’a avec ses textes jamais paru tâtonner, a très vite donné le sentiment d’avoir trouvé sa forme, ses récurrences de fond, le bon cadre pour ses toiles miniatures. « Ce n’est pas que je sais ce que je fais, mais j’ai des désirs forts d’écriture. Si je n’ai pas de désir, je n’écris pas. » La brièveté, « ce n’est pas décidé non plus », mais cela reflète ses propres goûts de lecteur : « J’aime bien les livres de 100, 150 pages. Je trouve cela suffisant pour que l’intensité augmente. On n’est pas obligé de faire 250. » Souvent, il trouve qu’il y a « beaucoup de remplissage ». Il préfère l’économie et le dit en autant de mots : « Je veux dire ce que j’ai à dire et je n’ai pas beaucoup de choses à dire. »
Samy Langeraert se garde de monopoliser l’attention et de retenir la parole, mais il écoute avec attention, ses yeux dans les vôtres, qualité qu’il partage avec son narrateur mi-homme mi-oiseau. Page 10 : « Je suis je crois sans me vanter un génie de l’écoute, je peux saisir et apprécier tout à la fois les sons, les significations et le langage du corps, toutes les combinaisons possibles, et je sais rester concentré pendant des heures, garder pendant des heures une attention aiguë, entière, dédiée à l’interlocuteur, si c’est un interlocuteur. » Autre point commun, l’un et l’autre ont un chant. Celui de l’auteur a aussi sa rythmique, mais là encore ce n’est pas évident à expliquer. « Par exemple, dans Les Deux Dormeurs, il y a énormément de phrases composées de douze, six, huit ou dix syllabes. Il y a une sorte de tempo. » Ledit tempo ne doit pas pour autant trop s’installer. Il faut le remettre en cause « par des mots bizarres ou surprenants », une rupture inattendue, une chute, une discontinuité.
Comme Elitza Gueorguieva David Lopez ou Anne Pauly , il est passé par le master de création littéraire de Paris-VIII, là où ses éditeurs l’ont repéré. Il avait une trentaine d’années. Le concernant, « il faut le dire », cette formation a « tout changé », moins pour l’apprentissage en tant que tel que pour les rencontres, et la validation qu’elle a représentée. Reste que « pianoter sur un fichier texte » est une chose étrange, « alors qu’on pourrait juste, je ne sais pas, boire des bières ou avoir un vrai travail » . Encore plus que ses précédents livres, le Chant du merle humain parle du fait d’écrire, une activité dont il aime lui-même entendre parler avec précision, les détails, les outils, comme dans les portraits d’ Alain Cavalier où le cinéaste veut savoir tout sur tout. Samy Langeraert n’a quant à lui pas vraiment de routine, si ce n’est de « prendre le temps quand il est là » . Il écrit sur son ordinateur et depuis peu également sur son téléphone, sans trouver cela « si bizarre que ça ». Jamais à la main. L’hiver à l’intérieur, dans les bibliothèques ; l’été dehors. Presque pas à son domicile, même si le dernier, « je l’ai bien avancé chez moi » . Il réécrit peu car il écrit « très lentement » . Preuve en est, sans rire : « J’ai commencé Mon temps libre en 2016 ou 2017. Ça va faire huit ans et depuis j’ai écrit moins de 300 pages. »
Au total, Mon temps libre, Les Deux Dormeurs et Le Chant du merle humain comptent chacun 96 pages, mais là où le premier mettait son point final page 90, et le deuxième page 91, celui-ci s’arrête à la page 86. L’auteur se demande du reste si cela ne se termine pas de manière « un peu abrupte », sans de toute façon savoir comment faire autrement. Comme annoncé, ce qui avait été dit avait été dit. Continuer aurait été artificiel. On lui dit qu’on n’a pas trouvé la fin abrupte, au contraire, et qu’il y a cette phrase qu’on a retenu et noté, juste avant de refermer le mince volume, page 82 : « J’espère que tout est clair, même si je n’ai pas tout expliqué dans le détail. » Tout est clair.