La Revue des deux mondes, avril 2025, par Yves Delafoy

Un visage d’homme, tout simplement

Benjamin Fondane est un poète sans sépulture. Né en novembre 1898 dans la ville de Iasi, en Roumanie, au sein d’une famille juive, il est mort durant les premiers jours d’octobre 1944, dans une chambre à gaz du camp d’Auschwitz-Birkenau.

Poète et cinéaste, mais aussi philosophe engagé dans le courant de la pensée existentielle, Benjamin Fondane – Wechsler de son nom véritable – a composé la majeure partie de son œuvre en français. Il émigre en France en 1923 après avoir signé nombre de poèmes sous le nom de Benjamin Fundoianu au sein de l’avant-garde artistique de Bucarest, et adopte le patronyme de Fondane à Paris. Sa trajectoire illustre l’extraordinaire vitalité artistique de la diaspora roumaine débarquée en France durant la première partie du vingtième siècle (Brancusi, Cioran, Ionesco, Istrati, Tzara, Celan, Gheorghiu…) et des liens culturels profonds qui unirent ces deux pays.

La réédition aux éditions Verdier de ses cinq recueils de poèmes écrits en français (Ulysse, Le Mal des fantômes, Titanic, L’Exode, Au temps du poème), tous réunis sous un titre désiré par Fondane au soir de sa vie, Le Mal des fantômes, nous restitue un homme au cœur de sa création, pour qui la poésie ne reposa jamais sur des piliers esthétiques ou dogmatiques, mais sur son engagement et sa capacité à creuser la pâte humaine, le réel – tout ce qui n’est pas sous l’astreinte systématique de la logique et des catégories conceptuelles de la pensée.

Remuant la terre du pays cartésien, chargé dans ses bagages de l’enseignement de Léon Chestov, qui fut son maître et ami, et de sa culture à la croisée du judaïsme et du christianisme, Fondane a témoigné de la faillite de l’approche rationaliste pour rendre compte de la lutte existentielle, cette lutte au cœur de l’angoisse et de l’espérance, dans laquelle tout homme est engagé. « Qu’adviendra-t-il donc de la voix de l’existant qui crie qu’il lui est impossible de vivre si ses questions ne sont pas prises au sérieux, ce cri immense de la misère et de la souffrance humaines au long des âges, ce long gaspillage d’espoir et de désespoir dont nous cherchons en vain le moindre écho dans toute la philosophie ? » Une lutte, qu’il a menée en lecteur exigeant de Rimbaud et de Baudelaire – auxquels il consacra à chacun un ouvrage –, de Dostoïevski et de Nietzsche, et un besoin d’étancher une soif d’autant plus inhérente à l’existence de Fondane, lui qui a pu écrire dans un poème : « Ma demeure est hors du camp ».

Car c’est la condition de l’homme juif qu’il a ressentie dans sa chair, jusqu’à l’extrémité fatale. Là réside sûrement l’aspect le plus troublant de la poésie de Fondane, une poésie qui paraît avoir un temps d’avance sur la vie du poète, tant elle témoigne, avec prémonition, non pas seulement de sa disparition inéluctable, mais de son assassinat : « Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée, / nous serons au-delà du souvenir, la mort / aura parachevé les travaux de la haine, / je serai un bouquet d’orties sous vos pieds, / – alors, eh bien, sachez que j’avais un visage / comme vous. Une bouche qui priait, comme vous. » Avant de rappeler, dans ce même poème qui ouvre son recueil L’Exode, toute la violence et la séparation subie d’avec le reste de l’humanité, comparant sa face à « un visage qui avait servi à tout le monde / de crachoir ! »

Une condition de l’homme juif qu’il a dépeinte dans ses vers, et qu’il a tout particulièrement personnifiée dans la figure mythique d’Ulysse : « Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse ». C’est un Ulysse dont le retour à Ithaque demeure impossible, au voyage permanent, portant la figure d’une communauté de destins traqués dans chaque port, et portant dans sa chair la condition de l’émigrant, de la personne sise dans le « non lieu » : « les émigrants ne cessent d’escalader la nuit / ils grimpent dans la nuit jusqu’à la fin du monde ». Le fantôme, celui que l’on retrouve au sein de ses vers dans l’errance ou dans l’attente, c’est le mort en sursis, celui à qui il manque une terre pour ancrer sa chair.

Néanmoins, il serait trompeur de réduire Fondane au statut de « poète juif ». Cette étiquette délimiterait l’étendue et la force de sa poésie, lui qui répugnait tant à la classification et à l’engeôlement de l’individu. Ne séparant pas le travail de sa pensée de son œuvre poétique, il a rejeté les écoles et les dogmes pour mieux engager son verbe au service de l’homme, lui restituer une liberté dont l’idéal progressiste le déprend. Cherchant « les possibilités mêmes de vivre » et à redresser l’être dans sa pleine responsabilité, il a approfondi au travers du poème et de sa vie l’enseignement de Chestov, cette révolte qu’il qualifia du beau mot d’ « irrésignation ». Une révolte qu’il mena jusqu’au bout, comme un écho à cette phrase du même Léon Chestov : « La liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal… La liberté consiste dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal dans le monde. » Alors que l’épouse de Fondane parvint à lui procurer une autorisation de sortie du camp de Drancy, dans lequel il fut interné sur dénonciation par la police de Vichy, le poète, qui avait obtenu la nationalité française en 1938, refusa, afin de rester aux côtés de sa sœur aînée, avec laquelle il fut ensuite déporté à Auschwitz.

Nous pouvons, pensant à Benjamin Fondane, reprendre à son compte ces mots que Max Jacob, autre poète assassiné, adressa à René Guy Cadou : « J’aime vos poèmes. Il est rare que les poèmes actuels ne soient pas un sec herbier d’images rares. Vous avez le flot léger et puissant de l’émotion ; il emporte l’image tout naturellement et sans l’épingler. »