Le Monde des livres, 10 avril 2025, par Christine Lecerf

Entre la vie et la mort

Paysage de fuite, beau voyage vers le néant de l’écrivain autrichien Wolfgang Hermann.

À bord d’une ambulance, un écrivain entre la vie et la mort. Instantanés, visions enfuies, visages abolis, bribes de phrases éteintes filent en même temps que lui vers le néant. Après Adieu sans fin et Monsieur Faustini part en voyage (Verdier, 2017 et 2021), Paysage de fuite, de l’écrivain autrichien Wolfgang Hermann, plonge à nouveau le lecteur et la littérature dans un état second.

« Que reste-t-il au malade, hors le souvenir ? » Dès les premières lignes, quelque chose s’élance que rien ne pourra plus arrêter. Les images continuent de défiler sur les murs blancs de la chambre d’hôpital. Des palmiers s’agitent dans le vent. Où est-il ? Tous ses repères se brouillent. Quel jour sommes-nous ? Une odeur âcre de lait caillé et de vieilles savates s’échappe de la maison de son enfance. Soudain, une toupie rouge tourne, de plus en plus vite. C’est son cœur qui s’affole. Fuir, toujours fuir. Les faubourgs de Tunis, l’appel du désert, le livre à écrire. Arrivera-t-il jamais à destination ?

Une place très singulière

Paysage de fuite appartient à ces livres dont l’effet se prolonge bien au-delà de la dernière page. Le lecteur garde encore longtemps ce « poudroiement de flocons devant les yeux ». Auteur de plus d’une trentaine de récits inclassables, Wolfgang Hermann occupe une place très singulière dans la littérature de langue allemande. À l’instar d’un Robert Walser, il y règne en maître discret, cultivant la porosité des frontières entre prose et poésie, le flottement des états de conscience entre rêve et réalité, la légèreté d’une langue ouatée, cotonneuse, qui se dépose dans le monde sans faire de bruit. Avec des phrases comme celles-ci, magnifiquement traduites par Olivier Le Lay : « Il marche sous la pluie. Dans une banlieue anonyme, il gravit les flancs d’une colline sans nom. Il marchera ainsi sous la pluie jusqu’à la fin des temps, un sac plastique à la main. »

Comme l’a justement souligné Reinhard Kaiser-Mühlecker, collègue, compatriote et ami de Wolfgang Hermann : « Ses phrases ne sont pas seulement belles, elles s’ouvrent après la lecture. » Des fleurs d’autant plus inoubliables qu’elles ont poussées « dans la proximité avec la mort ».

« À Florian qui vivra toujours en moi. » C’est l’exergue qui ouvre le livre. Que peut la littérature face à la mort d’un enfant ? L’écrivain avait découvert son fils de 17 ans mort dans son sommeil, alors que son livre n’était pas encore publié. Pendant longtemps, il n’a plus écrit une seule ligne, jusqu’à cet Adieu sans fin publié douze ans plus tard, qui raconte cette mort. Paysage de fuite se termine à bord d’une nacelle de téléphérique. Le chalet de l’Autriche natale s’éloigne toujours plus loin. Il n’y a plus rien, ni air ni eau. « Grand voyage. Grand flottement. Communauté. La fin de la peur. » L’univers tout entier n’est plus que mouvement, traversé par la nef de l’écriture.