Libération, 12 avril 2025, par Frédérique Fanchette

Les transports hospitaliers de Wolfgang Hermann

Le monologue d’un homme dont le cœur est « une toupie rouge ».

Le romancier autrichien raconte le monologue intérieur d’un homme au cœur comme « une toupie rouge », revisitant sa vie depuis sa chambre de malade. Le narrateur a échappé à la mort de près. Un accident cardiaque, alors qu’il se trouvait dans le chalet de son enfance. À l’hôpital, l’administration de chocs électriques dans le cœur est un supplice, il s’accroche à la main d’une doctoresse qui ressemble à Jeanne d’Arc. Mais dans la chambre où il est conduit et où stationnent deux autres rescapés, l’ambiance n’est pas mortifère. Les trois messieurs parlent dès qu’ils le peuvent de nourriture. L’un d’eux tient une auberge dans les faubourgs de la ville et le trio convient de s’y retrouver pour célébrer leur sortie. « Le tableau à soi seul était cocasse : moi, le Gros et l’homme au visage jaune attablés devant une bouteille de vin. Alors qu’aucun de nous n’aurait été capable de se lever sans l’aide d’un tiers. Nous nous sommes conduits comme des enfants : Garçon, un chocolat chaud, s’il vous plaît ! Un cognac, et que ça saute ! Auriez-vous un petit blanc sec. La bedaine du Gros s’agitait comme un soufflet d’accordéon. L’homme au visage jaune avait un petit rire aigrelet de vieille commère. Et, moi, je me suis entendu rire d’un bon rire candide d’enfant, comme autrefois ».

Né en 1961 en Autriche, Wolfgang Hermann est un auteur prolifique. Romancier, il écrit aussi de la poésie et pour le théâtre. Paysage de fuite, qui vient de sortir, est son troisième livre traduit en français, il est paru en 2000 dans son pays, soit avant Monsieur Faustini part en voyage et Adieu sans fin, déjà publiés chez Verdier. Et il les préfigure donc plutôt qu’il ne les prolonge. Ces malades qui rient, à la façon des vieux messieurs de Robert Pinget , ont aussi quelque chose de Monsieur Faustini, l’homme au parapluie bien roulé, attaché à ses manies et son chat, personnage récurrent dans l’œuvre de l’auteur. Mais c’est surtout le voisinage avec la mort qui établit un pont avec ce qu’on a pu lire de lui auparavant.

Adieu sans fin était un livre de deuil, un père était confronté au décès brutal de son fils adolescent. Paysage de fuite est aussi peuplé de disparus : les parents défunts du narrateur, son frère, proscrit introuvable, et bien d’autres. Le malade croit les voir et eux de même. « Parfois, les morts me considèrent en souriant. Pour eux, ma vie est à la fois touchante et singulière. Tout ensemble triste, bouffonne et belle. » Plus loin : « Ils restent plantés là, désœuvrés, comme s’ils attendaient quelque chose. Que peut-on bien espérer encore, quand on est mort ? soudain, la lumière se fait en moi. Si je peux les voir, n’est-ce pas parce que je serai bientôt des leurs ? Parce que c’est moi qu’ils attendent ? La peur me noue la gorge. Je ferme les yeux pour reprendre le contrôle de ma respiration. Mon cœur est une toupie rouge. »

L’homme alité à l’hôpital est condamné à l’immobilité ; la fuite du titre, c’est sa mémoire qui l’organise, mêlant les sensations du présent aux faits anciens. Le malade se transporte en Sicile où il rencontra Elena, la mère de son fils. Le voilà à Paris où il tente d’élever seul son enfant. Puis en Tunisie, où il espère retrouver le désir d’écrire. Des passages en italiques interrompent le fil romanesque. Ce sont des morceaux de prose poétique habitée par les mêmes obsessions. L’écart de style précipite dans plus de profondeur encore. Sur la petite place d’une vielle ville enneigée celui qui est désigné par « il » se demande s’il est toujours en vie. Un passant qui s’avance dans la nuit retient son attention. « Il voit dans l’ombre de l’homme une issue, lui qui cherche une échappatoire à la mort. […] L’ombre de l’homme, au pied du réverbère, est comme la promesse d’un autre chemin dont il ne connaît pas le terme. Un chemin comme un recommencement auquel il lui faudrait s’astreindre. Dans la neige qui tombe, il avance d’un pas immatériel. »