Esprit, mai 2025, par Norbert Hillaire
Le problème du maintenant, qui occupe les esprits les plus exigeants à travers les âges, de Thomas d’Aquin à Walter Benjamin, désigne une ouverture à partir de laquelle peut advenir ce que Pierre Caye nomme « temporalisation ».
Pierre Caye rappelle d’abord que le temps est cette énigme qui se tient dans l’opposition – du moins dans la majorité des philosophies du temps qui, au xxe siècle, ont succédé aux philosophies de l’histoire, entrées en crise – entre une réalité extérieure (Aristote) et une réalité intérieure (Augustin). Le geste iconoclaste de Pierre Caye consiste alors à puiser dans la tradition du stoïcisme tardif ou impérial : c’est Sénèque qui, avec Marc Aurèle et Épictète, a le mieux saisi le paradoxe du temps, qui ne cesse de nous fuir par sa dilatio, son ajournement. La temporalisation désigne la possibilité de cet élargissement du temps et devient ce grand régulateur par le sens de la mesure et de la limite qu’elle dispense. C’est en effet le temps qui gouverne la raison et l’intelligence pratique, car il en appelle à une vertu capable de cette modération, que Platon désignait déjà sous le terme de sôphrosunê que les Latins ont traduit par temperantia, dont on oublie habituellement le caractère temporel pourtant inscrit dans sa racine.
Tel est le paradoxe du temps et de la manière si étrange dont il nous appartient, non comme un bien dont le droit assure la possession, mais selon un art si difficile de la limite qu’il frôle la dépossession, pour mieux nous ouvrir les portes de sa maison. Car il nous est demandé, pour éprouver le maintenant du temps, de désobéir à l’injonction qui nous est faite de chuter dans l’instabilité de l’in-stans, de ce qui ne tient pas. C’est toute la question de la capture de l’attention dans l’expansion de la grande ville, des réseaux qui la traversent, puis de la société du spectacle, des loisirs et du temps libre, que son existence favorise. De la sentence baudelairienne qui ouvre la modernité artistique, « la forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur d’un mortel », jusqu’à Walter Benjamin, en passant par Georg Simmel, il est chaque fois question du paradoxe de la confiscation de cela même qui est accordé. Ce qui explique la conversion progressive du flâneur, celui qui se fond dans la foule, pour mieux en saisir de manière flottante le mouvement, en badaud, qui reste quant à lui comme interdit, dessaisi de lui-même en même temps que saisi par le spectacle du monde, face au mouvement de ce paysage urbain qui le submerge.
C’est à ce titre que Seul le temps nous appartient, qui boucle un cycle, traverse l’aveuglement de notre temps pétrifié dans ses contradictions, tel que le mouvement de l’histoire puis ses désillusions, mais aussi tel que les philosophies qui leur succèdent nous empêchent aujourd’hui de saisir la profondeur de l’habiter maintenant, ce que certaines traditions philosophiques plus anciennes peuvent en revanche nous aider à réaliser, pour mieux encore nous tracer un avenir.
Ce livre prend en effet sa source dans le stoïcisme, qui est une pensée de l’oikeiosis, de la façon que nous avons de nous approprier le monde, de nous le rendre familier, de le ménager et de l’habiter. Et Caye remarque à juste titre que Bergson avait saisi ce paradoxe du temps à travers sa conversion en espace : car le temps, pour être appropriable, doit être saisi et vécu dans ce qui ne peut être seulement objectivé par la technique, la mesure, le calcul et sa traduction dans l’environnement, mais vécu sur le mode d’une médiation entre le mode subjectif et la réalité extérieure.
L’investissement contemporain dans les technologies numériques procède de cette spatialisation du temps et participe d’une confiscation de la durée. En un sens, notre temps retrouve, avec ce sombre renversement, ce qui, dans le temps, contient l’énergie de la ruine et de la destruction qui attendent ceux qui pensent qu’il peut être objectivé, dominé et contrôlé par la puissance humaine. Avec l’oikeiosis, c’est toute la question de l’habitat humain qui surgit : l’architecture est un art de la limite, de la clôture, pour former, comme le rappelle Caye, une arche et dessiner notre enveloppe protectrice, en sorte de ménager les conditions d’une existence digne. L’un des enjeux contemporains de la ville tient justement à cet art de la réappropriation paradoxale du temps, et non plus seulement de l’espace, car la bataille de l’architecture comme art de la limite a été perdue à l’heure de la mégapole, qui consacre la victoire de l’illimité et qui se traduit par une extension de l’ancienne cité au-delà de toute mesure. Il est notable que l’épicentre de la puissance des technologies numériques, la Silicon Valley, soit un territoire parmi les plus inhospitaliers qui soient. C’est là un exemple de cette nécessité de poser la question de l’habitation de la Terre, en termes non plus d’occupation de l’espace, mais de temporalisation. C’est à cette urgence que le livre de Pierre Caye nous invite à répondre par sa radicale, patiente et profonde méditation du temps comme médiation.