Télérama, 8 mai 2025, par Gilles Heuré

Après avoir traversé deux révolutions, celles de 1905 et de 1917, et connu les geôles des régimes tsariste et soviétique, l’écrivain et journaliste Mikhaïl Ossorguine (1878-1942) échoue, en 1940, à Chabris, petite ville de l’Indre, près de la ligne de démarcation. Dans ce texte, passionnant témoignage sur la débâcle et les débuts de l’Occupation en France, l’émigré russe, déraciné, qui était installé à Paris depuis 1922, observe la vie quotidienne des habitants et tente de se forger une philosophie face à la tragédie. Il réfute tout désir de fiction : « Nous autres, témoins de l’Histoire, sommes privés de ce bonheur de la création artistique. » Lors d’un rapide saut à la capitale pour retrouver son appartement, il constate que des scellés y ont été apposés et que sa bibliothèque a été volée par les Allemands. Il ne lui reste donc plus qu’à demeurer, avec son épouse, dans cette « paisible» bourgade posée au bord du Cher, à l’affût des bombardements qui menacent, et, en « vieil artisan de la guilde du mot imprimé »,a décrypter les rumeurs et les informations officielles, la rhétorique du régime qui se met en place.

Ossorguine a trop vécu pour nourrir des illusions, mais il reste un spectateur attentif à ce qui l’entoure. Les descriptions des escarmouches entre les derniers soldats français et les nazis sur le pont qui enjambe le Cher, les scènes de l’exode, l’évocation des divers formulaires nécessaires à l’obtention d’un « laissez-passer »à la mairie et à la gendarmerie, et encore celle des discussions dans les files d’attente, devant les magasins frappés par la pénurie, sont étincelantes de vérité. II décrit magnifiquement les paysages, les silhouettes des pêcheurs sur la rive, Je travail du vigneron qui « bine, taille et ligature » et pour qui « rien ne s’est passé et rien ne se passe dans le monde ». Ossorguine s’abstient de tout jugement politique. Ce n’est pas nécessaire face à l’idéologie totalitaire, ennemie de toute culture et qui laisse indifférents ceux qui pensent que « tout vaut mieux que la guerre ». Le tambour de la commune, à la voix cassée, qui communique les nouvelles et les circulaires lui semble l’incarnation même d’une France éternelle, dont il ne connaîtra pas tout le destin – l’auteur d’Une rue à Moscou (1929) meurt en 1942, à Chabris, où il est enterré.