Le Nouvel Obs, 22 mai 2025, entretien réalisé par Élisabeth Philippe et Xavier de La Porte
« Si ces livres ne vous plaisent pas, ne les lisez pas »
Faut-il réécrire les classiques pour qu’ils conviennent à notre époque ? À cette question piégée, l’écrivaine et professeure de littérature propose une réponse éclairante et respectueuse à tous les égards
Peut-on lutter contre le racisme et la misogynie sans lisser tous les livres qui les véhiculent depuis des siècles ? Comment trancher entre la volonté légitime de ne pas insulter et le respect du texte original, tout aussi légitime ? Cette discussion sur la réécriture n’est pas anodine, elle est au cœur de la « guerre culturelle » qui oppose aujourd’hui les partisans de l’intégrité de l’œuvre d’art – souvent pour justifier leur conservatisme politique – et les défenseurs d’un aménagement des textes – avec le présupposé que, pour changer le monde, il faut changer ses représentations.
Dans Toutes les époques sont dégueulasses, l’écrivaine et professeure de littérature Laure Murat, prix Médicis de l’essai en 2023 pour Proust, roman familial, nous permet d’y voir beaucoup plus clair. Elle enseignait depuis vingt ans à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), nous l’avons rencontrée le lendemain de son arrivée à Paris.
ENTRETIEN
Vous voici donc de retour en France, comme vous l’aviez annoncé…
J’ai pris la décision de partir quand Donald Trump a annoncé qu’il se représentait, fin 2022. En 2016, j’ai eu une dépression sévère et me suis dit qu’un second mandat je n’y arriverais pas. Il n’y a plus d’État de droit aux États-Unis. En même temps, il est très étonnant qu’en deux cent cinquante ans le pays n’ait pas connu de dictature. Et là, il s’agit clairement d’un régime autoritaire. On met en prison des gens des sans-papiers qui ont un casier vierge, on gouverne par décrets. Ma plus grande peur est que cette révolution conservatrice – pour ne pas dire fasciste – survive à Trump : par les nominations de juges, par le verrouillage des institutions. Là, on verra s’installer au pouvoir une part de l’Amérique qui a toujours existé. L’Amérique des pionniers, génocidaire, esclavagiste, un pays d’une violence inouïe. Trump, et c’est très fort, joue le mythe contre l’histoire : le mythe bas de gamme, blanc, brutal, viriliste, contre une histoire évidemment beaucoup plus complexe.
Ce qui fait le lien avec le livre que vous venez de publier sur la question de la réécriture. Car cette mythologie est réactivée précisément à un moment où tout un courant de pensée – qu’on peut appeler « woke » pour aller vite – l’a déconstruite pour réécrire une autre histoire, en intégrant celles des autochtones, des esclaves, des femmes, etc.
L’effort des intellectuels américains pour comprendre ce qu’ont été la colonisation et l’esclavage a peut-être connu des excès, mais il est admirable. Seulement, il a fini par exaspérer une partie de l’Amérique. Trump s’attaque précisément à ces « wokes » qui s’en prennent au ciment populiste qui lie ce pays absurdement grand : la culture masculiniste, la viande rouge, le pétrole, les barbecues, le « quand on veut on peut» et la volonté de puissance.
Après vous être intéressée à la « cancel culture », à #MeToo, pourquoi avoir eu envie d’écrire un livre sur la réécriture des classiques ?
C’est une suite logique. La fameuse « guerre culturelle » actuelle donne lieu à des débats auxquels on ne comprend rien. Mon ambition était d’y voir clair, y compris à titre personnel, et de dépasser la question telle qu’elle est formulée dans les médias : « Êtes-vous pour ou contre la réécriture des classiques ? » A priori, j’appartiens au camp qui voudrait qu’on n’utilise plus le mot « nègre » dans les livres. Les arguments de ceux qui veulent garder le texte intact me semblent trop violents, appuyés sur un conservatisme suspect. Mais je ne suis pas plus convaincue – voire je suis agacée – par les arguments défendant le caviardage des œuvres, le remplacement de mots par d’autres moins offensants. Dire que le texte original n’existe pas, que c’est le sort d’un classique d’être sans cesse adapté ne me semble pas une bonne manière de justifier ces modifications. Retirer les mots « gros » ou « nain » des livres de Roald Dahl relève à mon sens d’une orthopédie mentale médiocre visant à pasteuriser les textes. Ce qui, à mes yeux, n’a rien à voir avec le fait d’adapter un livre au cinéma ou de le traduire en chinois.
C’est le distinguo très éclairant que vous établissez entre « récrire » et « réécrire »…
C’est une façon de résoudre le problème. Par réécrire, je désigne des actes créatifs à partir d’un texte donné : des adaptations, des traductions et même des réécritures dans le sens où Racine réécrit Euripide ou Joyce, Homère. Par récrire, je désigne des actes qui n’ont rien de créatif et relèvent du remaniement, comme les corrections typographiques ou les dépoussiérages opérés pour éviter de choquer les minorités. C’est un mouvement que je comprends. Mais il ne faut pas se leurrer : il s’agit avant tout d’une question d’argent. Ian Fleming, Roald Dahl, Agatha Christie risquent de devenir ringards, à cause des clichés racistes ou misogynes qui imprègnent leurs œuvres. Mais comme ils représentent une manne financière colossale, leurs ayants droit et les éditeurs acceptent de les « pasteuriser » pour continuer à faire marcher la trésorerie.
Pourquoi ces récritures cosmétiques sont-elles, selon vous, vouées à l’échec ?
Si on remplace le mot « Nigger » par le mot «Noir» ou « Afro-Américain », on évite d’insulter des gens qui le sont déjà suffisamment dans la vie quotidienne, ce qui est une bonne chose. Mais est-ce qu’on change fondamentalement le sens du texte ? Non. Car le racisme ne passe pas seulement par le mot « Nigger », il est partout latent. Et puis, cette modification est dangereuse, c’est une falsification qui prive les opprimés de l’histoire de leur oppression. Ce côté mensonge historique me fait très peur à une époque où les adversaires, eux aussi, falsifient l’histoire. Trump ne cesse de le faire. Tout comme il est le premier à vouloir bannir des livres. S’il y a un principe auquel je tiens, c’est de refuser la censure, quelle qu’elle soit. On ne peut pas combattre ou contester si on nous dérobe l’objet du combat ou de la contestation. Il faut le voir en face. Oui, il y a des propos antisémites dans l’œuvre de Zola, mais il est aussi l’homme de « J’accuse… ! ». Oui, le discours sur l’Afrique de Victor Hugo est accablant, mais il était aussi antiesclavagiste. Si ces livres ne vous plaisent pas, ne les lisez pas.
Oui, mais ils existent et contribuent à perpétuer la culture du viol ou une idéologie raciste…
Au lieu de s’énerver contre ces livres qui ne nous conviennent plus, écrivons-en d’autres qui changent la vie. Comme le fait formidablement bien Percival Everett dans James en réécrivant Les Aventures d’Huckleberry Finn, du point de vue de l’esclave. Ou comme lorsque Pénélope Bagieu réécrit le Sacrées sorcières de Roald Dahl. Se pose un autre problème, colossal : celui de la distinction entre l’homme et l’artiste. Avec le romantisme allemand, l’œuvre d’art s’est émancipée de tout programme religieux ou idéologique, conférant peu à peu à l’auteur un statut intouchable. Est-ce que ce statut, que j’ai défendu toute ma vie, n’a pas atteint aujourd’hui une sorte de plafond ? L’idée de l’œuvre d’art autonome est devenue un alibi pour abuser, violer… C’est l’argument de Benoît Jacquot – et de bien d’autres – pour se défendre. Ne faut-il donc pas le réexaminer ?
Contextualiser les œuvres, grâce à une préface par exemple, peut-il offrir un début de solution ?
Ça me semble un moyen simple, honnête, non défigurant. Sinon, on met juste des feuilles de vigne sur les sexes d’Adam et Ève.
Est-ce qu’il n’y a pas dans cette volonté de lisser les œuvres l’idée qu’en changeant les représentations on changera le monde ?
J’ai appelé ce livre Toutes les époques sont dégueulasses d’après une phrase d’Antonin Artaud. Car il y aura, de toute façon, des choses de notre époque qui paraîtront « dégueulasses » dans cinquante ans. J’ai ri à des blagues racistes, je n’ai rien compris à la charge misogyne de certains films et, aujourd’hui, je n’arrive plus à regarder un James Bond. En même temps, voir James Bond n’a pas fait de moi un suppôt de la misogynie. Donc c’est compliqué.
Mais changer les représentations, n’est-ce pas prendre le risque de verser dans un art édifiant et lisse ?
Là, on en revient à la vieille idée de Gide « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ». Certes. Mais on ne fait pas forcément une bonne littérature avec de mauvais sentiments. Et on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu #MeToo ou Black Lives Matter, qui ont percuté ce qui fait depuis des siècles le socle de notre culture. Il faut accepter d’être bousculé par ces questions. C’est un chantier immense et passionnant. Les écrivains, les artistes doivent s’en emparer. Le drame serait de mettre la poussière sous le tapis.