La Croix, 26 mai 2025, par Marie Grand
Wokisme, choisir son camp ?
Que faire du sexisme de James Bond, du racisme d’Agatha Christie ou du colonialisme d’Hergé ? Faut-il retirer de nos best-sellers les mots qui fâchent, revoir la psychologie de nos héros pour les adapter à nos nouvelles exigences morales ? Mais surtout comment répondre à ces questions sans réveiller la querelle du wokisme où s’enlisent la plupart des désaccords contemporains ? Dans un petit essai remarquable, Toutes les époques sont dégueulasses (Verdier), Laure Murat, professeure de littérature à l’université de Californie, démine intelligemment le terrain.
Des livres vous heurtent ? Ne les lisez pas. Ils mourront de leur belle mort et avec eux la vision du monde qu’ils reflètent. Car les habits présentables dont on les pare leur donnent un sursis qu’ils ne méritent peut-être pas. Ironie du sort, la cancel culture (« culture de l’effacement ») fait souvent le beurre des ayants droit qui, grâce à elle, « conservent la valeur lucrative des œuvres » dont ils sont dépositaires, observe Laure Murat.
On arguera que de tout temps les textes ont été réécrits. Certes, mais il y a « réécriture » et « récriture », note-t-elle, jouant opportunément avec l’orthographe du terme. Quand Anouilh réécrit Antigone, il revisite la pièce de Sophocle à la lumière du tragique de la Seconde Guerre mondiale. Quand Kamel Daoud donne une voix et un nom au personnage de l’Arabe dans Meursault, contre-enquête, il propose une réinterprétation postcoloniale de L’Étranger et rend hommage à Albert Camus.
Ces réécritures font œuvre de littérature et dialoguent avec le passé, laissant entrevoir toutes les strates de sens accumulées. Mais quand on transforme les Dix petits nègres en Dix petits soldats et que, chemin faisant, on en modifie l’intrigue ou quand on supprime les remarques misogynes de James Bond, on fait autre chose. On ne réécrit pas, au sens où l’on « recrée » , on récrit au sens où l’on « remanie » et altère.
Or, corriger la lettre des textes change rarement leur esprit. Et surtout, sommer le passé de répondre aux normes du présent est le meilleur moyen d’en perdre définitivement l’accès. « Faites de James Bond un féministe ou seulement un homme respectueux des femmes et dans cinquante ans on ne comprendra plus rien à l’histoire de la misogynie ordinaire dans les années cinquante », note Laure Murat.
S’il est parfois opportun d’interroger nos loyautés en déboulonnant par exemple certaines statues, il est insensé de les détruire.
Car on « prive les opprimés de l’histoire de leur oppression ». Reste la possibilité de contextualiser. Le livre est un objet plastique, et son sens s’éclaire différemment selon son mode de présentation. Une préface (honnête) ou un bon appareil critique permettent de lire sans faire allégeance. Il faut d’ailleurs se méfier de l’avantage moral que nous donne le présent. Être la pointe la plus avancée de l’histoire ne nous autorise pas à toiser les autres époques. Ne nous leurrons pas, « toutes les époques sont dégueulasses », écrivait Antonin Artaud et nous serons aussi jugés pour nos excès et nos œillères, car oui, nous en avons !
L’objet du livre de Laure Murat est relativement circonscrit et elle dit avoir voulu faire une simple « pause » dans la guerre culturelle. En réalité elle fait bien plus. Suggérer qu’on peut boycotter sans censurer, réécrire sans récrire, déboulonner sans détruire, protester sans annuler, etc., c’est ouvrir un espace pour celles et ceux qui ne se reconnaissent ni dans le camp des présumés « woke » ni dans celui des « anti-woke ». Cet espace intermédiaire n’est pas le terrain vague de la « pensée complexe » qui survole avec arrogance le débat mais une voie étroite et modeste où la discussion reste tendue et analyse avec bon sens (et méthode !) les faits. La voie ouverte, en somme, par la pensée moderne, que tente de perpétuer aujourd’hui la vieille Europe.